J'ai commencé à m'intéresser à la
littérature tardivement : à l'âge de dix-neuf ans, il y a près de vingt
ans donc. J'avais tenu un journal intime au début de mon adolescence, y
grattant toutes sortes de billevesées et de dessins potaches, mais
j'avais délaissé ces notes au bout de trois années, frétillant sous
l'impulsion de mes hormones en éveil et préférant finalement le basket
américain aux sonnets de Ronsard. Notre voisin de palier, très âgé,
presqu'aussi sourd que le susdit poète, avait un jour laissé à mon père, pour qu'il perfectionnât son français,
un carton rempli de la collection complète des Aventures de Bob Morane.
Certains exemplaires étaient vraiment dans un sale état. Mon père, peu
enclin aux exercices de perfectionnement de la syntaxe et du lexique du
français, avait poussé le carton dans une armoire en maugréant. Ce
voisin philanthrope mourut peu de temps après d'une commotion cérébrale.
Les pompiers étaient venus rapidement. Mais ils n'avaient pas pu le
sauver. Une des autres voisines s'était mise à gueuler. Je dis "gueuler"
mais, il s'agissait davantage d'un râle, quelque chose de parfaitement
déraisonnable qui rappelait le cri d'une hyène et qui aujourd'hui encore, me glace le sang.
D'aucuns
auraient traité notre voisin de pauvre con, car il n'avait pas fait
d'études, il vivotait après une carrière de buraliste; mais nous
l'apprécions et sa mort nous peina. Nous aimions son humour caustique et
sa finesse, son langage légèrement suranné. La semaine suivante, ses
propres enfants, eux-mêmes sur le point d'entamer leurs retraites,
étaient venus récupérer les clés du mort. Il s'étaient ensuite rués à
son domicile pour s'approprier une partie de l'installation sonore de leurs
père (ce dernier avait été, malgré son absence d'éducation et sa quasi-surdité assez récente, un grand
mélomane et jouissait d'une chaîne Hi-Fi dernier cri). Cette fratrie si diligente avait du reste un aspect très élégant : souliers cirés dans lesquels ils
eussent pu se mirer à satiété, pantalons à pinces et vestes longues
d'où dépassaient des châles rose et vert pomme que l'on devinait très
soyeux. Je me souviens qu'ils firent plusieurs voyages et que l'un d'eux
ramena la semaine suivante un grand gaillard qui n'était autre que son fils à
lui. Il faut dire qu'à l'époque les télévisions étaient des caisses qui
faisaient penser au Super Color Tryphonar du Professeur Tournesol et que la Grundig de notre voisin ne dérogeait pas à la règle. On
n'était pas trop de deux pour la soulever.
Bref,
la boîte en carton remplie de Bob Morane resta un temps dans
l'armoire. Mon père l'avait oublié mais pas moi. Un jour, je me rompis
le scaphoïde lors d'une partie de basket, sur le terrain attenant à
notre résidence. Mon bras gauche fut mobilisé jusqu'au dessus du coude. Mon bras était resté pétrifié dans un plâtre épais, en un geste qui rappelait le versement d'une carafe d'eau, ce qui,
pour un Verseau, n'est pas entièrement contradictoire. Tout cela se produisit en été. Je dus
ronger mon frein. Je ne pouvais guère sortir
de notre appartement, la sueur créant sur ma peau cachée par le plâtre
toutes formes de démangeaisons désagréables.
Comme
je n'aimais ni Roland Garros ni le Tour de France et qu'Internet
n'existait pas encore (ou du moins son usage civil), je me décidai à ouvrir le carton des Bob Morane. J'en lus à raison d'un tous les trois
jours, ce qui est une cadence lente en comparaison de celle qu'entretenaient les véritables rats de bibliothèques.
Mais plus tard, je rejetais ce Bob Morane dont les introïts énigmatiques et la continuelle bougeotte m'embarrassaient et entamais mes premières virées dans les médiathèques de bas quartiers. J'y fréquentais de jolies stagiaires sur le point d'embrasser des carrières de documentalistes. Finalement, je dois plus à Henri qu'à Jules mes premiers émois de lecteur au forceps. Libéré de mon plâtre, je ne l'ai pas été des livres. Cela justifie ce petit texte en hommage à un ancien voisin et à un auteur éclairé.
Etienne Milena
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire