lundi 30 décembre 2019

Antitweet 149

  Le travail est le premier gage de la présence de la faculté à admirer. L'impuissance admire peu, et estime moins encore.

Etienne Milena ©

jeudi 26 décembre 2019

Antitweet 148



   De la folie -  La société considère comme "fou" l'individu ayant choisi d'interpréter une multitude de rôles auxquels se tenir au fil de ses journées, en une représentation permanente, insaisissable, et souvent involontaire. En revanche, cette même société juge parfaitement normale, la personne qui se sera contentée pour sa représentation d'un seul rôle durant toute son existence, souvent volontairement. L'être humain, préférant l'ordre des identités et des fonctions lisibles à la confusion des trésors inexploitables de la psyché, taxe donc de "fou", tout ce qui ne s'accorde pas à la gestion d'un rôle personnel unique, menace pour la symbiose collective.

Etienne Milena ©

vendredi 20 décembre 2019



     "Mon cher Usbek, quand je vois des hommes qui rampent sur un atome, c'est-à-dire la Terre, qui n'est qu'un point de l'Univers, se proposer directement pour modèles de la Providence, je ne sais comment accorder tant d'extravagance avec tant de petitesse."

                               Montesquieu, Les Lettres Persanes, LIX




samedi 7 décembre 2019

Entretien avec Joy Vilbourné


E.M. - Comment envisagez votre travail d'écriture ? 

J.V. - J'essaie de me blottir dans les interstices de la langue. Marguerite Duras aurait dit :"frôler les mots" pour réinventer la langue : "être sur la crête des mots", disait-elle. Depuis Cours toujours, Lise j'ai toujours eu cette idée d'une langue portée par son propre souffle, un souffle régulier, sans heurts. C'est ma manière à moi d'appréhender ce monde et sa violence monocorde.

E.M. - Dans Elle te parlera, vous savez pourtant varier les rythmes. Je pense à la partie consacrée aux pensées de Jules, l'enfant bègue.

J.V. - Oui. C'est la marginalité qui m'attire. Le tû. Le non-dit. Le traumatisme de l'enfant me sert d'assise, il me permet de développer mon écriture et ses perpétuelles ramifications. C'est le non-dit et le non-formulable qui est à l'origine de cette recherche de style. L'enfant-bègue, c'est un peu moi. Moi face à mes impossibilités. L'écriture est sans doute le dévoilement d'un secret, une formule à réagencer en permanence à l'aune de ses propres doutes. Mais ce dévoilement ne peut se réaliser sur une page. D'où la nécessité du roman et de ses 540 pages. Chaque chapitre est une tentative, une possibilité nouvelle de résoudre cette question de la difficulté de dire.

E.M. - Votre héroïne est inspirée d'une personne réelle ?

J.V. - Non. Dans le cas de Laura, il s'agit d'un personnage inventé. Sans doute inspiré de mes lectures. Petite, je savais Madame Bovary par coeur. Flaubert s'imposait à moi comme une figure tutélaire. Si Laura n'est pas comparable à l'héroïne de Flaubert (le rapport est inversé, c'est elle qui va au devant de ses peurs, et cherche à vérifier si son mari lui est infidèle), c'est peut-être dans son incapacité chronique à soutenir le réel. À le fuir. Elle te parlera est aussi un journal de la fuite.

E.M. - Il y a cet épisode très significatif du parc qui illustre cette fuite.

J.V. - Oui, Laura se rend compte, comme dans un mauvais rêve, que le réel lui échappe. Cette femme qu'elle croise lui signifie l'étendue de sa perte. Ce n'est pas son mari qu'elle perd, mais toute sa vie d'avant. Cela la trouble et l'émeut, mais Laura est une femme forte, dotée d'une forme d'abnégation. Je voulais écrire les atermoiements d'une femme de notre temps. 

E.M. - Pourtant, son mari revient à elle...

J.V. - Oui. Je cherche à éviter les écueils du sentiment trop clairement affiché. Ne pas penser pour le lecteur. Faire raffluer des émotions contenues dans l'écriture par la suggestion. Cela est fait pour jouer, (elle cherche ses mots)... Comme une corde, que l'on tend et détend à mesure que l'on avance. Comment Laura se reconstruit dans l'anéantissement qu'elle subit ? Il me semblait important de poser cette question à travers cette forme-là.

E.M. - Il y a Tony, ce chauffeur-routier qui lui redonne pourtant le goût à la vie...

J.V. - Vous parlez de l'éclaircissement soudain, malgré ses déroutes. Tony est sa bouée de sauvetage, une balise dans la nuit. J'ouvre les champs de possibles. J'aime que mes personnages soient confrontés à tout un éventail d'émotions contradictoires. Je veux que le lecteur se sente aussi démuni qu'eux, et aussi pacifié qu'eux lorsque ces mêmes personnages trouvent une issue heureuse à leurs quêtes.

E.M. - Au fond, comme l'écrivait Gonzague Saint-Alban dans Télérama, à propos de Cours Toujours, Lise : "Le divorce s'inscrit dans la quadrature de la quête des romans de Joy Vilbourné, ce thème propice à toutes les mélancolies, en même temps qu'à de possibles renaissances". Elle te parlera ne déroge donc pas à la règle.

J.V. - Oui. Mais la propre quête, plus que celle du personnage, est infinie. Et elle ne trouve pas d'autre réponse, sur la durée, que le silence irrévocable des actes. Marion Cotillard, qui incarnera Luce dans la version cinématographique de Cours toujours, Lise m'a dit un jour cette belle phrase. "Pour vous l'écriture est une façon de vous délester du poids de la vie." J'ai trouvé cette expression si juste que je l'ai mise en exergue de mon nouveau roman, Le labyrinthe en toi.



vendredi 6 décembre 2019

On l'attendait tous





     "Jeanne le vit. Le poursuivit. Mais comme à chaque fois, comme toutes les fois, elle ne put rien dire. Les mots restèrent sur sa langue. Silence. Vérités impossibles à lâcher. Elle ou une autre ? Il fallait qu'elle sache. Pour elle. Pour toutes celles qui avaient vécu ces quêtes en silence. Paul se tenait désormais à deux pas. Fort. Impénétrable. Vérifier enfin. Vérifier, malgré tous ces faux appels de la raison qui l'étouffait. Elle s'avança. Rien. Demi-tour. Une silhouette. Une femme. Élégante. Osseuse. Une rêverie dans un parc. Puis rien. Rien que la pluie battante et les phares désormais éteints d'une Opel Corsa dans la nuit. 
     Enfin, un premier cri.
     L'ombre d'un doute."

Joy Vilbourné, Elle te parlera, Ed. Titan, 28 euros

jeudi 5 décembre 2019

Antitweet 146


   La loterie sociale s'organise à l'intérieur du grand bassin aux pirhanas.

Etienne Milena ©

mardi 3 décembre 2019

Avec Corrado Alvaro



       "Pouvoir calmant et rassérénant du travail. C'est le remède à tous les remords, à toutes les ambitions hors de mesure, car l'homme, en travaillant, connaît ses limites et s'en contente. Il devient même plus généreux envers les autres, c'est-à-dire capable d'estime."

                                                            Corrado Alvaro, Presqu'une vie, Journal d'un écrivain

samedi 30 novembre 2019

Antitweet 145

     
     La qualité personnelle que nous nous pressons de dévoiler à notre auditoire est généralement ignorée, au profit du défaut qu'elle recèle : celui de ne pas savoir nous contenter de garder ces mêmes qualités, -  imaginaires ou réelles, nous entrons ici assurément dans l'ordre de la foi - pour nous-mêmes.

Etienne Milena ©

Antitweet 144

   
  La vénalité comme vertu - Le racolage des prostituées, lui, est dicté par la recherche d'une rétribution chiffrée, et non de quelque reconnaissance collective de ses attributs.

Etienne Milena ©

lundi 25 novembre 2019

Antitweet 143

  
  Faute d'une bonne nouvelle qui nous concernerait, nous en trouvons à foison de mauvaises qui ne nous concernent pas.
  
Etienne Milena ©

jeudi 21 novembre 2019

Antitweet 142

    
   Aspects de la sénilité - Cette singulière vieillesse qui brille de tous ses feux quand elle s'informe des défaites de la jeunesse. Cette dernière, quand elle se croit éternelle. La marche entre ces deux générations qui ne sont pas faites pour s'entendre, et qui finissent par se ressembler.

 Etienne Milena ©

vendredi 15 novembre 2019

Antitweet 141

   
   Grand-Boutisme et Petit-Boutisme - En politique, le discours sociétal sert à masquer l'équation insoluble entre l'économique et le bien-être de la collectivité. Le moteur de tout système économique repose en effet sur l'inégalité des valeurs. Aussi, l'égalité n'intéresse pas les faiseurs de systèmes, et moins encore ceux qui en jouissent les premiers.  S'il était parfaitement réparti, l'argent perdrait aussitôt toute sa valeur. Une économie reposant sur l'hydrogène, par exemple, si elle sauvait peut-être l'écosystème, serait inenvisageable pour les pouvoirs en place, puisque l'hydrogène est la matière la mieux répartie dans l'Univers. Les dominants, satisfaits de leurs privilèges, et les autres, frustrés du manque flagrant d'équité du système duquel ils ne peuvent pourtant s'extraire, finissent alors par ruer dans les bracards pour des questions extérieures au domaine économique. Dernier tour de force du Capital, qui n'en demandait pas tant.

Etienne Milena ©

vendredi 1 novembre 2019

Antitweet 140


    Constat - La tristesse du monde est mieux décrite chez des êtres repus et parfaitement lotis au sein de l'inconfort terrestre. La joie, quant à elle, s'entend mieux chez les fils d'esclaves ou sous la plume d'orgueilleux mendiants.


Etienne Milena ©

samedi 21 septembre 2019

Liberty





   Cronenberg ! Il fallait bien que cet illustre Canadien revienne à la surface... Notre cercle du Ciné-Club s'est élargi à quatre personnes de qualité. Deux Hollandaises ont décidé de se joindre en effet à nous. Nous avions la possibilité de recevoir la visite de F., poète argentin, plutôt sympathique au demeurant, mais sous la pression de Lucas, qui vivait jusque là son célibat d'une façon stoïque, nous avons finalement opté pour ces bataves flavescentes comme visiteuses du soir. Sage décision : F., si empli de lui-même, nous aurait infligé une de ses lectures à voix haute de ses propres écrits, récital généralement aussi long qu'une journée sans pain, et nous aurions eu de la peine à le faire taire, même en le gavant de pinchos bourratifs et de tinto de verano. "Épargne-moi cela, je t'en prie !", m'avait supplié Lucas, oubliant de garder toute sa contenance.

   Pourtant, la suite donna raison à mon ami. D'abord, ces étudiantes un rien hyppies avaient confectionné une délicieuse tourte aux champignons pour l'occasion. Heureusement, ces produits de la terre, à laquelle nous avons ajouté une julienne de légumes et quelques pousses de mâche, n'étaient en rien hallucinogènes : nous avons pu apprécier cette séance à sa juste valeur, en toute conscience. J'ai dit "hyppies" pour qualifier les deux Hollandaises, mais les deux filles présentaient des tenues contrastées : l'une, plutôt hommasse, les cheveux courts sur le front, le nez piercé, riait beaucoup ; l'autre, voluptueuse à souhait, un beau visage avec des yeux de biche, de petits pieds dans des sandales légères, une robe cintrée, se montrait plus calme. Ces deux personnalités se complétaient parfaitement. La jolie, par intermittences, s'immiscait avec douceur dans les silences de l'autre. L'avantage avec les étudiantes de branche néerlando-germanique, est leur force d'intelligence et leur capacité à l'écoute, en même temps qu'une volonté de s'extraire de leur confort coutumier, pour explorer d'autres contrées, oublier leur patrie, embrasser d'autres territoires. Rien de pire au monde qu'un voyageur qui nous rabâche les oreilles avec sa foutue terre de naissance. La vraie terre où l'on naît ne serait-elle pas celle de la route que l'on a dessinée chaque jour par la seule force de ses désirs, et de la poussière que l'on laisse incessamment derrière soi ?

   Les filles bien installées, la tourte bien entamée, la mâche bien remâchée, nous avons mis en marche le projecteur. Cronenberg donc, fut notre guide d'un soir. Le film choisi par nos soins à tous, Maps to the stars, démarre au quart de tour. Robert Pattinson, au lieu de prendre les traits d'un magnat, vautré à l'arrière d'une limousine, comme dans Cosmopolis, se trouve prolétarisé, propulsé au volant d'une belle caisse, sur une avenue californienne. Sur le siège arrière, la polaco australienne Mia Wasikowska converse avec lui d'Hollywood et des rêves brassés par l'industrie locale. La fille trouve ensuite une place de gouvernante dans la demeure de Julienne Moore (Havana Segrand), une actrice perchée qui suit le traitement d'un psychiatre auteur de best-sellers. Le fils du psychiatre, Benjy, est un enfant star de 13 ans. On apprend que Mia est la soeur du garçon dans le film. Incendiaire, assassine dans son enfance, elle a été répudiée par sa famille, enfermée dans une institution en Floride. La pauvre fille, malgré les menaces de son père, revient en Californie.

   On aura compris, ce film est une sorte de Mulholland Drive cauchemardesque en même temps qu'un jeu de massacre visant Hollywood. Les sujets chers au Canadien, tels que les traumatismes, les organes et leurs sécrétions diverses, les différentes réalités créées par les boîtes encéphaliques de chacun, sont d'ailleurs tous au rendez-vous. Je regarde sur ma gauche. Les Hollandaises semblent aux anges. La plus jolie s'esclaffe même à la vue du brasier de l'avant-dernière scène, où la mère s'immole sur les bords d'une piscine. Il faut dire que les deux sont parfaitement anglophones. Lucas lui, doit courir derrière les sous-titres galopants, ce qui le fait grimacer. Il ne semble rien comprendre à ces histoires de brasiers. Mais il ne dit rien, feint de saisir les dialogues, pour ne pas se sentir humilié devant ces jouvencelles. La fin du film me rappelle un peu celle de Cold war, même si en ce cas, s'ajoute un élément incestueux à toute cette névrose mal calfeutrée. Dans leur ultime noce barbare, les mioches imitent en effet leurs parents, eux-mêmes frère et soeur. Le poème d'Éluard "Liberté j'écris ton nom" scandé par la fratrie, est particulièrement bien placé, lors de cette célébration morbide. Parce que Cronenberg la vénère, sa liberté, quitte à sacrifier son propre bon sens, et c'est tant mieux ! La version anglaise du poème est peut-être plus forte que la Française. Je reproduis ici les deux dernières strophes d'Éluard :
                                             

On abstraction whitout desire
On naked solitude
On the march of death
I write your name

And for the want of a word
I renew my life
For I was born to know you
To name you

Liberty

Paul Éluard

                                        Etienne Milena, Frades, le 21 septembre 2019

dimanche 1 septembre 2019

Grâce et artifices


  



  Le Ciné Club que nous nous étions proposé de créer, mon ami Lucas et moi, n'a pas fait long feu, une nouvelle fois. Il faut dire que ce joyeux drille est plus cinéphile que moi. Me fait défaut la constance de la rétine que je ne sais pas garder fixe durant trop longtemps sur un écran. Je préfère la lecture qui n'engage qu'un geste ou deux, et qui permet de revenir en arrière par une technologie de pointe surprenante, un rien sous-estimée, qui prévient les contractions musculaires brachiales et l'ennui : la préhension latérale, c'est-à-dire l'acte de tourner des pages à foison, qu'un singe ou un savant sont capables d'entreprendre à leurs avantages. Un manuel devrait être fourni dans chaque foyer, avec images à l'appui, qui expliquerait aux usagers qu'un bouquin n'est pas seulement une brique décorative, mais une aventure à faire, une lucarne à ouvrir. Qu'on ne se méprenne pas sur mes paroles ! Cette tendance s'est généralisée dans tous les foyers, riches ou pauvres. Et parfois, je n'y échappe pas moi-même ! Ce n'est pas là une conviction de binoclard se fendant d'érudition et de supériorité sur les foules de pauvres hères des villes et des campagnes ! Simple constat, que je déplore depuis ma tour de béton. Mais revenons-en à l'affaire du Ciné Club... Car, c'était là mon propos du jour. En ce cas là, je plaide coupable. Il est certain, si je me dois d'être sincère, que je partage la responsabilité de cet échec avec Lucas. Que les pauvres nigauds qui m'entourent n'y sont pour rien.

   Nous avions pourtant à disposition un superbe retroprojecteur avec réglage trapézoïdal 4D, laissé par le père de Lucas, grand cinéphile s'il en est. Un drap blanc accroché au mur nous avait jusque là servi d'écran : un gros rectangle horizontal où les ombres venaient danser comme dans une salle d'art et d'essai de la rue Cujas. Le projecteur était un Yaber 5000 dernier cri, avec son oeil cyclopéen d'où jaillissait la lumière du septième art pour notre agrément. Il est à noter que notre projet initial de survol des dernières décennies du cinéma, devait commencer à la date de 1973. Ce fut la seule chose sur laquelle Lucas et moi nous nous étions mis d'accord.

   Pourquoi commencer à cette date ? D'abord, les années 1970 m'ont dernièrement obsédé sur le plan musical. Ma liste d'écoute s'est gonflée de noms méconnus, que j'investis avec passion. De Takeshi Inomata ou de Sun Ra au funk turc de Gaslamp Killer, de l'électronique psychédélique de Janko Nilovic à l'éthio-jazz de Tèshome Meteku, les musiques de 70 ne peuvent être réduites à celles des bardes américains aux voix éraillées qui partaient jadis sur la grand'route. Entreprendre un tour du monde musical sans feindre l'ecléctisme vous fait comprendre que l'Histoire et ses vacillations perverses ont laissé des pépites à chaque coin de la planète. On aurait tort de se priver d'une telle expédition.

   1973, sur le plan du cinéma, puisque c'est de cinoche dont il s'agirait de parler aujourd'hui, c'est surtout la date d'Amarcord et de La nuit américaine. Si mon ami penche vers Fellini, je m'incline quant à moi vers Truffaut. D'ailleurs, on peut apprécier les deux. La nuit américaine me fascine. Jean-Pierre Léaud y voit le chef-d'oeuvre de son mentor. Ah ! Jean-Pierre Léaud ! Il est pour Truffaut ce que Mastroianni était pour Fellini. Un double, un fils à l'écran. Léaud est pourtant bien différent de Marcello. Il est tout aussi indolent, mais son indolence est électrifiée, survoltée et espiègle. Il n'a jamais cessé d'être le gamin des Quatre-cent coups. Il faut revoir pour cela la première audition de ce bonhomme alors âgé de 14 ans, venu faire l'école buissonnière pour avoir son rôle, qui ne doit pas lui échapper. C'est déjà l'Antoine Doinel du Domicile Conjugal ou de Baisers volés. Truffaut arrête alors de faire du cinéma. Il fera du cinéma-pour-Léaud. Il élevera un décor à la hauteur de son garnement, s'engagera dans une chorégraphie constante où son acteur fétiche pourra jouer en toute liberté. Léaud représente le gage d'un court-circuit narratif qui ouvre les films de Truffaut, les revigore quand ils en ont besoin. Il s'agit d'un feu follet qui fend les scènes, qui court à travers les cimetières de l'art, d'un plateau à l'autre, comme dans La nuit américaine. Il représente surtout la réminiscence d'une joie inoubliable. Un génie du cinéma muet qui s'ouvre enfin aux mots. Pasolini, fasciné par la gestuelle  de l'acteur, n'aimait pas la voix de Léaud. Il entre pourtant une spontanéité théâtrale dans cette voix juvénile, à la fois déclamatoire et inquiète, même quand elle raconte une blague. Je ne crois pas que l'on ait souvent parlé à propos de Truffaut de l'influence de Chaplin sur son oeuvre et sur ses acteurs. Ces derniers sont issus d'un monde trop longtemps resté muet, enfin liberé de sa torpeur. Car seul Chaplin savait mettre en scène toutes les merveilles que recelait le silence inexpugnable.

   Dans La nuit américaine, le réalisateur Ferrand, interprété par Truffaut lui-même, est le Dieu de ce monde. Ce n'est sans doute pas un hasard qu'il ne soit pas muet, mais sourd d'une oreille. Dieu n'entend que ce qu'il veut entendre, sans doute bien moins de la moitíé des requêtes auxquelles il ne se plie qu'avec circonspection. Or, les acteurs principaux sur lesquels reposent son grand récit lui réclament souvent toute son attention. Il se montre parfois très compréhensif et bienveillant : avec Alphonse-Léaud, qu'il sait ne pas sermonner à l'excès ("Au contraire de la vie privée, le cinéma ne connaît pas les embouteillages", lui dit-il). C'est un Dieu chrétien, compatissant et peu irascible. Il rassure ainsi Valentina Cortese, à qui il pardonne son alcoolisme et ses pertes de mémoire. Mais Dieu-Ferrand, à moitié sourd, qui se réveille au souvenir du gamin qu'il était, qui chapardait les photographies de Citizen Kane à travers les grilles du cinéma de son quartier, ce Dieu là n'a qu'une idée en tête. Parvenir à choyer sa mise en scène, ses cadrages et rendre son travail dans les temps. Il manipule l'humanité, mais celle-ci, par les électrons libres qui la composent, lui échappe constamment, à l'image des protagonistes des Bijoux de la Castafiore et de leurs communications cacophoniques. Les personnages de La nuit américaine tentent ainsi de s'échapper du film : la maîtresse d'Alphonse part avec un cascadeur américain au coeur du tournage. Après cette trahison, Alphonse lui-même tente la fugue. Il sera bientôt imité par Julie (l'envoûtante Jacqueline Bisset). Ces corps revenus à eux se heurtent alors aux obstacles du réel et se refusent d'autant moins à céder au joug de leur Dieu sourd, incapable de prévenir leurs déceptions.

  La nuit américaine est un film magique, au sens où, tout en livrant les tours de passe-passe d'une nuit recréée pour les besoins de l'art, les aléas de la neige artificielle ou de toutes sortes d'illusions formelles propres au cinéma, l'essentiel échappe pourtant aux sens. "Est-ce que tu penses que les femmes sont magiques ?", demande Alphonse-Léaud à ses acolytes par un gimmick qui s'ajoute à tous les autres. Question qui restera en suspens. C'est l'effet de la grâce que j'appelle quant à moi la magie. Au sein même de l'échafaudage en train de se construire, les ouvriers chahutent, les automobiles passent en un ballet orchestré par la voix syncopée de Ferrand. Le film se termine au son de l'extraordinaire musique de Georges Delerue, sur les vues successives des travailleurs en action. Et cette grâce constitue chez Truffaut, par delà ses hommes et ses femmes, fuyant ou obéissant à toutes ses exigences, un pur moment d'inspiration.



Etienne Milena, Aveiro, 1er septembre 2019

samedi 2 février 2019

La carte et le terroir






  Dehors, il pleut des cordes. Le va-et-vient des autos sur le boulevard rythme mon après-midi stagnant. Je m'étire, et observe chaque meuble du salon. De nouvelles configurations du Da-sein local s'offrent à moi. Il n'est que la brillance du parquet flottant pour me remettre en train. Sur la table basse, devant moi, le dernier Houellebecq, que je viens de terminer. Tout cela prend des tournures fortement parisiennes. Mots vides et creux que les miens. Plat comme le discours d'un guichetier de la Renfe traduit au français. Il ne manquerait plus que ma voisine vienne siroter une absinthe à mes côtés en me parlant de sa troupe de théâtre amateur. Des pingouins qui gesticulent en couinant, des textes de Cortazár, qui la ravissent et moi, m'exaspèrent. Je ne suis pas contre les intermittents du Spectacle, ni même contre les avants-gardes, particulièrement sur le plan de la peinture, mais le succédané de modernisme offert par les troupes de théâtre amateur me minent. On devrait parfois leur suggérer de filer, lui aurais-je dis, et redéfinir par la même occasion  les contours neufs d'un théâtre d'État, médiocre certes, mais intelligible dans ses grandes lignes. Non, dans l'art, les vociférations sont moins tolérables qu'à aucun autre endroit de la sphère sociale.

  Disons-le : si Sérotinine est certainement moins abouti que les deux romans antérieurs de Houellebecq, plus cohérents, il possède cette qualité de n'être jamais ennuyeux. Il y a certes des redites dans ces pages, qui ont trait à la décrépitude bourgeoise d'un spécialiste en ingénierie agricole, un dépressif qui erre en Province, à la recherche d'anciennes maîtresses et de raisons de vivre. Le type qui narre ses aventures se nomme Florent. Le livre prend parfois des allures de GPS et de Guide-Michelin. Tant de références cadastrales donnent le tournis au plus aventureux des lecteurs. Il est question dans Sérotonine de patelins à tous les chapitres et de repas dans des restaurants plutôt huppés, fidèlement retranscrits et vérifiables sur GoogleStreet pour les plus téméraires. Entre le gîte et le couvert, Florent dépense le contenu de son ample besace et envisage ensuite de se jeter par la fenêtre de son appartement, pour clore les débats.

  Entre-temps, il a assisté à des épisodes de zoophilie perpétrées par sa conjointe japonaise, d'une scène de pédophilie orchestrée par un éphémère voisin allemand, du suicide de son ami agriculteur lors d'une confrontation armée avec les forces de l'ordre. Florent a également tenté d'assassiner le petit garçon de son ex, détail de choix, dans la mesure où le meurtre de la Japonaise par le même procédé avait également été envisagé quelques chapitres  auparavant par ce narrateur désabusé.

  Il n'en demeure pas moins, qu'une fois de plus depuis une petite dizaine d'années, un roman de Houellebecq nous permet d'entreprendre une lecture à la fois grave et enjouée. Malgré ces prémices que d'aucuns déploreront par leur prétendue absence d'épaisseur morale, le roman n'est en rien déprimant, et recèle de passages particulièrement réussis où le narrateur témoigne des névroses d'une population en perdition, apprivoisée par une société elle-même veuve d'Eros, celle du Captorix, puissant antidepresseur inventé par l'auteur, prescrit par un psychiatre dominateur, devenu chantre d'un monde désenchanté.

Etienne Milena, Valladolid, le 2 février 2019