samedi 19 décembre 2020

Antitweet 164

 

   Notre potentiel d'étonnement s'éteint à la faveur des victoires comme des défaites.

 Etienne Milena ©

lundi 14 décembre 2020

Antitweet 163

  Il faut du temps pour aimer ou haïr.  Le travail n'y aide pas. La haine comme l'amour sont les compagnes luxueuses du désoeuvrement.

Etienne Milena ©

samedi 19 septembre 2020

Antitweet 162

 

Est-ce un autre qui me complète ? Qui se charge de ce bidouillage ?


 Etienne Milena ©

lundi 1 juin 2020

Antitweet 161

      
   La nature vous demande poliment de disparaître.

     Etienne Milena ©

lundi 18 mai 2020

Antitweet 160

      
  De la démarche au projet - Laissons-les démarcher et projeter : c'est là leur façon d'entreprendre.

     Etienne Milena ©

Antitweet 159


   Les épidémies devraient faire comprendre à l'homme l'idée limpide de sa propre finitude, sans négociation possible avec l'au-delà. Or, ces mêmes épidémies semblent contribuer au fait contraire. Poussés dans leurs derniers retranchements, les hommes se croient alors immortels. L'idée de mort sans histoire, se dissipe  par la grâce de la plus rassurante statistique, chiffrable mais sans emprise avec le ŕéel.


   Etienne Milena ©

samedi 25 avril 2020

Antitweet 158

  
   De la bêtise -  Il faut toujours maltraiter la notre, que l'on peut essayer de transformer au fil du temps. Celle des autres, en revanche, comme ultime recours dans un conflit, doit être parfois flattée : il s'agit non seulement d'un meilleur repoussoir que la volonté de persuader, mais également d'un dard plus efficace que le moindre exposé didactique, qui permet de ne pas être haï des imbéciles. 

 Etienne Milena ©


lundi 13 avril 2020

Antitweet 157

  
   L'amitié comme l'amour, souvent plus que l'inimitié, nous condamnent à la mauvaise foi.

Etienne Milena ©

samedi 11 avril 2020

Antitweet 156

 
  L'être le plus méprisable est celui qui n'a que des amis. Heureuses inimitiés, qui donnent toute sa force à leur contraire !

    Etienne Milena ©

dimanche 5 avril 2020

Des poseurs


Franck Saola ©


 Il vaut mieux rouler sous la table que de faire semblant de boire.

                                                                           William Faulkner, Sanctuaire (1931)

samedi 21 mars 2020

Antitweet 155



   Il existe sans doute un amour profond, qui se verbaliserait ainsi : "je l'ai assez vu." Ce sentiment là, par l'envergure de son détachement, met donc sur un pied d'égalité le sage et le mufle.


                   Etienne Milena ©

jeudi 12 mars 2020

Antitweet 154


La verve abîme la lucidité, la logorrhée l'achève.


 Etienne Milena ©

lundi 9 mars 2020

Seulement pour les fous



Ken Kesey par Franck Saola©

    Mon ami JL me dit que ses soixante-dix ans ont sonné le glas de son existence. Je trouve son jugement très excessif. JL aime convoquer Emmanuel Bove, lorsque le mouron le gagne : "Je ne sais pas ce que j'ai fait à la vie, mais elle a fait preuve à mon endroit d'un humour féroce." Il se plaint de sa solitude, de ses dents qui tombent, de son cou chaque fois plus flasque. De ses mains, pourtant très belles, maculées de tâches brunes comme le café, qui s'agitent à chacune de ses explications. Il prétend avoir perdu de sa superbe auprès des femmes, lui qui avait jusque là leurs faveurs, sa bidoche pendante à l'aube lui rappelant les nouvelles limites de son organisme à l'heure d'entreprises de séduction qu'il qualifie désormais de petits ratages intempestifs. Ses soubresauts priapiques se limiteraient-ils à cette blague échangée avec la serveuse du Birdland, qui étudie à la Facultad de Filologia Hispanica et qui vient lui servir un pincho de patatas meneadas en chantonnant une chanson de Rosalia ? La jeune femme, une blonde un peu boulotte, les ongles colorés à l'imitation de sa vedette préférée, parle à JL comme à un père, ce qui coupe court à toute ambiguïté. Elle retire nos deux verres vides et repart vers le bar. "Si le Coronavirus passait par là, assène mon vieil ami, il aurait raison de moi en quelques jours."

    Je pense que sur les questions d'âge, JL aurait grand tort de me jalouser. Coronavirus ou pas, l'expérience du temps destructeur est tout à fait prégnante à tous les âges. En mon cas, si Yahvé me prête vie, j'accéderai à ma quarantième année un jour avec un bilan mitigé. Mon évolution biologique est plutôt encourageante, n'étaient un gras naissant de rigueur, et quelques cheveux blancs sporadiques qui pointent déjà de chaque côté de mon crâne. Du moins elle ne souffre pas la comparaison avec mon évolution sociale qui elle est sinusoïdale : mais, pour être honnête, quand je vois la gueule de vos réussites, je me mets à chérir mes échecs comme mes plus beaux enfants.

     Il s'agit d'un fait biologique inéluctable. A partir de 40 ans, ma testostérone commencera à battre de l'aile, dans une proportion de 1 pour 100 par an (si tout va bien). Cette ration hormonale minime mais conséquente à la longue regagnera le Néant. Tout cela annoncera de prochains fiascos qu'il vaudrait mieux pour moi ne pas anticiper. Et à 50 ans ? Dans quel état me trouverai-je ? Non, décidément, JL ne devrait pas me regarder comme un privilégié. C'est une constante des babyboomeurs de tout rapporter à leur trogne et de s'étonner de n'être pas éternels. Moi je, moi je, moi je, tel est le leit-motive qui régit l'existence du babyboomer, jusqu'à l'ensevelissement final qui remettra ce narcissisme stérile à l'endroit et dans le marbre, en quelques formules lapidaires : Ici-gît notre gai-luron à nous, un parfait boute-en-train, chouette en tout point. S'il y a chez JL une gentillesse et une humilité naturelles, très agréables pour son auditeur, il possède malgré lui cette manie héritée d'une vie douce, où tout semblait tourner autour du petit nombril de chaque consommateur, libéré du poids des familles, prêt pour le grand voyage de l'hyperindividualisme des années 80, cette extension des festivités de 68. 

    Il n'en demeure pas moins que les années 60-70 sont belles et intéressantes, cela à plus d'un titre. Sur le plan cinématographique et musical, les morceaux d'anthologies issus de cette époque foisonnent. Le dévergondage et l'usage excessif de drogues ont été éminemment salutaires pour l'art. J'ai parlé à JL du livre dont je viens de terminer la lecture qui est l'émanation de cette réalité. Il s'agit d'un roman traitant de l'émancipation de l'individu face aux nouveaux systèmes d'aliénation, oeuvre majeure de l'antipsychiatrie dont Forman tira son film : Vol au-dessus d'un nid de coucous, lors de son exil américain. Plus que le brouillon Sur la route de Kerouac, le roman de Ken Kesey, d'abord traduit sous le titre La machine à brouillard par la maison Stock, tient de l'oeuvre-culte. Quelle est la première qualité d'une telle oeuvre ? Sa teneur organique, vécue, suée. Ses personnages ne sont pas des ombres portées nées de l'absence de nécessité d'une écriture sur commande, ils ont cette présence inoubliable car réelle. Le dostoïevskien McMurphy,  est cet éternel joueur, capable de parier sur tout, fût-ce sur une victoire impossible contre Miss Ratched. La narration est donnée au Chef Bromden, métisse colossal qui relate avec pudeur les cicatrices de sa famille expropriée, puis son admiration grandissante pour McMurphy. Les propos de Kesey autour de la Chef, Miss Ratched, auraient aujourd'hui été conspués par les associations féministes de tout bord : ce personnage  d'infirmière-chef abusive, cloitré derrière sa lucarne transparente (que McMurphy fera bientôt voler en éclats en un acte de rébellion éminemment symbolique) fait montre d'un pouvoir castrateur digne d'une Folcoche, mais il n'est jamais caricatural. Enfin, le roman représente un document à charge d'une rare finesse à l'égard de la société américaine de l'après-Corée. Selon Kesey, la taille des hommes ne se mesure pas en pieds ou en centimètres, mais en désirs et en idéaux. Bromden retrouve ainsi sa grandeur réelle au fil des pages. Sa métamorphose est sublime. Notre écrivain psychédélique, admirateur de Richard Yates (le plus grand écrivain américain depuis Faulkner), est plus qu'un amateur de LSD sillonnant le pays en compagnie de ses amis Pranksters, à l'intérieur de son bus orné de graffitis, assoiffé de nouvelles expériences vitales. Il incarne, comme Yates, la voix des déshérités, et son souffle corrosif laisse une marque indélébile chez le lecteur, après six décennies de déchéance et de fracture sociale. La virée des fous à la pêche, accompagné par la prostituée Candy, est en ce sens un modèle de vadrouille beat. On ressasse de telles pages avec plaisir :  
   
    "Ainsi McMurphy nous conduisait-il vers l'océan (...)
    Comme on voit qu'une personne dont on a longtemps été séparé a changé alors que ce changement, parce qu'il est progressif, échappe à ceux qui sont en contact vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec elle. Tout au long de la route menant à la côte, ce qu'avait accompli le Système depuis la dernière fois où j'étais venu dans la région se révélait par de multiples signes. C'était, par exemple, un train entrant en gare pour déposer comme autant d'oeufs une cargaison d'hommes vêtus du même complet brillant, coiffés du même  chapeau piqué à la machine, couvée d'insectes identiques vomis du dernier wagon, choses qui n'étaient vivantes qu'à demi; et puis, la locomotive sifflait, le convoi repartait en chuintant à travers la campagne saccagée pour mettre bas, un peu plus loin, le lot suivant.
  D'autres détails encore : cinq mille maisons semblables fabriquées à l'emporte-pièce et qui s'alignaient sur les hauteurs, dominant la ville, livrées depuis si peu de temps par l'usine qu'elles étaient encore attachées les unes aux autres comme un chapelet de saucisses; une pancarte : LOGEZ DANS UN WEST HOME, RIEN A VERSER COMPTANT POUR LES ANCIENS COMBATTANTS; un terrain de jeu au pied des collines, ceinturé par un grillage en damier et surmonté d'un panonceau : Ecole de garçons de Saint-Lurke - cinq mille gosses vêtus d'une chemise blanche, de pantalons verts en velours côtelé et d'un sweater également vert qui faisaient une sarabande sur le gravier de la cour; la colonne tournevirait, opérait de brusques crochets, ondulait à la manière d'un serpent et, à chaque saccade, un petit enfant était éjecté, précipité comme un toton contre le grillage. Chaque fois. Et c'était toujours le même petit garçon. Les cinq mille enfants habitaient les cinq mille maisons appartenant aux types qui étaient descendus du train. Des maisons tellement semblables que, régulièrement, les gosses se trompaient de demeure et de famille. Nul ne s'en apercevait. Ils dînaient, ils allaient au lit. Le seul que l'on remarquait était le petit du bout de la file : il avait tant d'égratignures et de bleus que, où qu'il allât, on se rendait tout de suite compte qu'il n'était pas à sa place. Il était incapable de bavarder. Incapable, aussi, de rire. C'est dur, de rire, lorsque l'on sent peser sur soi les ondes venant de chaque voiture qui vous croise, de chaque maison devant laquelle on passe.
   Harding pérorait :
- On pourrait même avoir un lobby à Washington. Une organisation comme l'Association Nationale pour le Progrès des Gens de Couleur. On planterait au bord des routes de grandes affiches montrant un schizophrène postillonnant en train de conduire une superbe machine de démolition rouge et verte : EMBAUCHEZ LES FOUS! Un avenir prometteur nous attend, messieurs."

    Il s'agit donc d'un livre qui devrait avoir une place de choix dans les bibliothèques et les foyers lettrés. Mais un livre que seuls les fous sauront apprécier à sa juste mesure.

Etienne Milena, Salamanque, le 9 mars 2020

lundi 17 février 2020

Antitweet 153


   Noblesse et modestie - Elles ne vont pas l'une sans l'autre. Les gens de peu offrent davantage au monde que les possédants (matériels et cognitifs), lesquels représentent une régression pour l'espèce, et se croient supérieurs aux premiers pour des raisons de loterie et de malentendus sociaux. Comment  les reconnaître ? L'absence de mérite se manifestera toujours sur le mode de la jactance.

 Etienne Milena ©

mercredi 12 février 2020

Antitweet 152

    
     Face aux cruautés insurmontables de l'existence, la frivolité est la seule vertu salvatrice. Un programme de télévision stupide, une conversation avec une pimbêche parfumée, ont plus de valeur que tous les sermons sur la mort, toutes les pages de manuels psychologiques préconisés par les pourvoyeurs de kits de survie.

 Etienne Milena ©

jeudi 6 février 2020

Va savoir

   


    Contrairement à une idée reçue, la nouvelle crédibilité dont jouissent les scientifiques au cours du XIXe siècle en France n’est que très tardivement effective. On garde les traces profondes de la Révolution et des malheurs vers lesquels la philosophie des Lumières a mené le pays. La contre-révolution, dont l’influence sur le premier quart du siècle est bien plus déterminante que la pensée libérale, discrédite l’homme de lettres et le philosophe et réhabilite dans le même temps la figure du poète, nouveau guide spirituel du peuple. Paul Bénichou en a parlé avec une hauteur de vue jamais égalée [1]. La contre-révolution, qui a marqué les jeunesses respectives de Lamartine, Hugo ou encore Vigny, se caractérise par « une critique des prétentions de la raison, une réhabilitation multiforme du préjugé et des institutions qui reposent sur lui […] »[2]

    Le XIXe siècle n’exclut pas pour autant l’idée d’un absolu, encore moins celle d’une grandeur morale de l’homme. C’est avec infiniment de précaution que les hommes de science doivent se lancer dans leurs recherches. Ils devront, quoiqu'il arrive, en rendre compte à Dieu. L’histoire montre en effet aux protagonistes du siècle que toute tentation d’athéisme ouvert mène à la ruine : dans ses études, ce scientifique auquel on offre encore peu de crédit doit donc prendre en considération l’aspect éthique (cette éthique relève du plus simple utilitarisme révolutionnaire, le bonheur du plus grand nombre est visé, sans que l’on se doute encore des crimes sous-jacents à une telle aspiration) le religieux et le positif. Les découvertes scientifiques doivent s’inscrire dans la bonne marche du genre humain, sous le regard de Dieu. On sait qu’Auguste Comte eut pour maître un des grands libéraux de son époque, Saint Simon, et qu’il construira sa doctrine, le positivisme, à partir des propres conceptions philosophiques et religieuses de l’auteur du Nouveau Christianisme. Son idée centrale prendra la forme d’une foi dans le progrès de l’humanité. Disons, pour faire court, que cette idée de progrès se termine avec le récit Clarté d'Henri Barbusse, exposé politique désenchanté, et première tentative de coup de boutoir féministe et fraternaliste dans les Lettres françaises. L'histoire littéraire aura beau jeu de garder un auteur du nom bien plus tardif de Sartre comme parangon de l'écrivain engagé, les daubes de ce dernier sont rétroactivement vite écrasées par les coups de poing de Barbusse, non moins criminogènes mais bien plus enlevés. La métamorphose d'une idée devenue idéologie (celle de l'homme perfectif) succède donc au charnier de 14/18, qui clôt véritablement le siècle. La foi dans le progrès de l'homme hors des machines de production se matérialise donc par l'idéologie communiste, non plus par le système industriel, lequel se mue en simple gestionnaire du désastre. Barbusse ne fait que l'annoncer. Après lui, l'homme ne peut plus croire aux machines et sa religion, non moins triste, sera celle de l'Humanité, de sa propre (et sordide, sur ses grandes lignes) espèce. Le XXe siècle ne fera qu'offrir une bien triste confirmation à cette idée. Mais revenons-en à nos moutons.

     Le propos des scientifiques, au XIXe siècle, n’est pas d’envisager un monde sans Dieu, comme une partie des Lumières s’y attelait, mais de mettre l’exigence de leurs recherches au niveau de Dieu, de hisser l’homme à un nouveau pan de l’existence, celui de l’harmonie terrestre succédant à sa chute.

   Le courant scientiste domine idéologiquement la deuxième moitié du XIXe siècle français[3] et a pour chantres Marcelin Berthelot et Ernest Renan. Ce dernier qui n’est pourtant pas le plus fervent des dévots [4], nous offre cette définition du savoir dans L’avenir de la science :
« Savoir est le premier mot du symbole de la religion naturelle car savoir est la première condition du commerce de l’homme avec les choses, et c’est cette pénétration de l’univers qui est la vie intellectuelle de l’individu : savoir, c’est s’initier à Dieu. »[5] 

  Flaubert, lui-même fils de médecin, fréquentera longtemps Renan avec qui il pourra discuter de la nouvelle aura des savants [6] la place de la science dans la société moderne qui influence   jusqu’à la méthode créatrice de l’écrivain. La postérité à érigé ce dernier au rang des apôtres de la phrase , de l'absolu de la forme, ce qu'il fut très certainement. Nous ne devrions néanmoins pas oublier la part documentaliste essentielle à l'élaboration de l'oeuvre de l'Homme-Plume [7], toute scientifique. On ne saurait pourtant inventer une quelconque croyance de Flaubert au scientisme de son époque. Ce pharmakon là (le seul qui obsède l'apothicaire Homais) sera ridiculisé dans l'épisode du piet-bot de Madame Bovary et dans l'oeuvre testamentaire de l'écrivain, l'inégalable Bouvard et Pécuchet.
      Il existe donc une antinomie de surface entre la religion et la science. L'une comme l'autre prétendent éclairer l'humanité, mais par des biais radicalement différents. Puisque Steiner vient de mourir, nous lui ferons ici un hommage en usant de sa phrase beckettienne : la science comme la religion échouent chaque fois mieux.

                                             *

        Le XIXe siècle est marqué par l'explosion de l'industrialisation (avec ses prolétaires que Zola saura décrire à la fin du siècle, et ses bourgeois propriétaires des moyens de production : l'Arnoux de l'Éducation sentimentale de Flaubert nous servira d'archetype à ce dernier groupe). Le nouveau credo à cette restructuration de la société massifiée est lui, résolument optimiste (c’est ainsi que le terme de « positivisme » est doublement heureux) : cette démarche de l’ensemble des scientifiques au XIXe siècle, n’est pas un phénomène qui se limite à la société française. Outre-Manche, la religion et la science font bon ménage bien avant qu’un tel mariage de raison ne soit effectif en France. Le début de l’ère victorienne annonce une nouvelle conciliation du scientifique profane et du sacré, dont la figure royale est la première émanation. Le mouvement évangélique, issu du méthodisme, propage un code d’éthique où « la philanthropie est justification de la puissance et de l’argent »[8]. L’optimisme religieux « rejoint curieusement la foi dans la raison de l’utilitarisme, la grande doctrine rivale. »[9]

     Cette influence colonisatrice de l'anglais, par le langage et les réminiscences d'un epistemé ayant perduré à travers les décennies, trouve aujourd'hui son apogée, avec l'avènement du slang anglo-américain cybernétique, la virtualisation des rapports humains et l'hyper-individualisme délétère de l'homme devenu paradoxalement plus communautaire que jamais. Le monde apple-isé, pomme à laquelle tout le monde croque à pleines dents, marque-t-il, sous cet aspect, un progrès ?
    

                    Etienne Milena ©






[1] Ce qui ne signifie aucunement que le XVIIIe siècle ait voulu dénigrer cette figure du poète [Paul Bénichou nous rappelle par exemple la place de la poésie chrétienne et l’intérêt du XVIIe et XVIIIe siècle pour la poésie hébraïque (Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain, Ibid. (cf. note 5), p. 83). La poésie était seulement subordonnée à la philosophie (cf. Ibid., p. 56)]. Les philosophes se penchaient surtout sur elle pour illustrer les théories du langage primitif (cf. Ibid., p. 65) et leur pensées sociales. Le courant de pensée de Saint-Martin, l’illuminisme, qui marque la fin du XVIIIe siècle, fait du poète l’égal du théosophe (cf. Ibid., p. 109). Paul Bénichou  voit d’ailleurs dans ce courant les prémisses du romantisme du siècle suivant (cf. Ibid., p. 96).
[2] Paul Bénichou, Ibid., p. 114
[3] cf. Jean-Paul Santerre, Ibid.
[4] Renan prit conscience de la fragilité théorique du dogme du christianisme à la fin de ses études, ce qui lui fit embrasser une carrière scientifique (cf. Jean Gaulmier, Ernest Renan, Encyclopédie Universalis, version 8, 2003)
[5] Ernest Renan, Avenir de la science, II, Œuvres, Tome III, 1890, p. 741. Nous citons Renan a dessein car « [son] œuvre […] résume à elle seule, par ses défauts comme par ses qualités, le XIXe siècle français. » (Jean Gaulmier, op. cit.)
[6] Expression utilisée par Sophie Schvalberg, Bouvard et Pécuchet, Collection « Connaissance d’une œuvre », Boréal, 1999, p. 70
[7] La critique Stéphanie Dard-Crouslé a raison de souligner qu’« une part importante de l’esthétique de Flaubert s’est elle aussi construite en référence directe à la science, et plus particulièrement aux sciences de l’observation. » (Stéphanie Dard-Crouslé, Bouvard et Pécuchet, une « encyclopédie critique en farce », Belin, Lettres Supérieures, 2000, p. 10)
[8] Roland Marx et Louis Bonnerot, Epoque victorienne, CD-ROM Universalis, 2003I
[9] op. cit.

vendredi 24 janvier 2020

Antitweet 151

  
   Tranchant, asphyxiant, inlassable : quel est ce "moi-même" en qui je dois croire et qui semble vouloir ma peau ?

Etienne Milena ©

vendredi 17 janvier 2020

De l'ignominie



James Ensor



 Dans son bel essai intitulé La grande battue (1995) Philippe Muray invente deux concepts pertinents : le souleveur de lièvres interne et le souleveur de lièvres externe. Le premier fustige et dénonce, s'offusque des actions viles d'un génie du passé, qu'il a côtoyé ou que ses propres aïeux ont connu. Le deuxième, sans avoir le moindre lien avec le génie réprouvé, n'en fait pas moins, absorbé qu'il est par un ressentiment exprimé par toute une collectivité dont il devient la propre, ou plutôt l'impropre émanation, mais qui ne détonne pas dans ce concert général. Ce front-là, de grands écrivains l'ont subi et le subissent encore. De Voltaire à Céline, en passant par Mirbeau... Tous les maîtres ont souffert ce que Gulliver subit lui-même en terres lilliputiennes : ligotées au sol, les meilleures réputations en sortent fatalement noircies. 
 

   L'autre précaution de rigueur, lorsqu'on s'évertue d'exploiter un sujet par trop actuel, celui du Mal en littérature, consiste à souligner une nouvelle fois le caractère a-moral de la littérature. Lire des livres n'a jamais rendu les gens meilleurs. Et ceux qui ont voulu prendre pour règle éditoriale l'amélioration du monde l'ont certainement enlaidi. Sans enjoliver les lubies des masses, terribles d'inconsistance, les plus grandes écoles de l'immoralité sont souvent éminemment livresques et besogneuses. A l'image de la bêtise organique affichée sur certains visages, dont parlait Calaferte dans ses carnets, il n'est que de flâner même furtivement dans certaines allées de la culture parisienne pour faire l'expérience toute visuelle de l'hideuse immoralité affichée sur certains visages, où des vampires puants toujours sur-le-qui-vive, s'agitent dans la souillure des caniveaux mondains pour se ménager une place au chaud.


  Si j'en reviens à Muray, c'est parce que ce dernier parle dans son essai, de génies littéraires. Or, du Nosferatu salace et violeur actuellement condamné par la foule (avant de l'être par un Tribunal auquel il pourra faire ses prochaines confidences sans public acquis à sa cause), il n'est jamais question dans les pages de Muray. Ce dernier ne s'est donc pas sali à convoquer cette misère-là sous sa plume.


   Il y aurait tout de même une hiérarchisation à faire dans l'évaluation de l'ignominie des différents partis de la sus-dite polémique : la foule justement horrifiée, quoique fâcheuse, se situerait seulement à la troisième place de ce triste podium. Il faudrait s'évertuer à la tenir en bride pour ne pas assister à un lynchage en bonne et due forme, sur la place publique, à l'ancienne, et sans moindre souci de la métaphore ; les défenseurs du Nosferatu germano-pratin, ensuite, en trouvant des conditions atténuantes pour expliquer les délicieux excès de leurs génie préféré, méritent assurément la deuxième place. Enfin, la palme de fange devrait être décernée à ces panégyristes d'autrefois, écrivains et journalistes de tous bords, qui en une semaine, sont passés du côté des accusateurs les plus féroces, et ne sont plus du tout mais alors, plus du tout, amis du monstre-plumitif soudainement voué aux gémonies.


   Tout lecteur sensible aura remarqué que les victimes, elles, ne se retrouveront jamais sur ce podium désenchanté, malgré le prosélytisme d'une minorité vengeresse. 
 

   Si tel était le cas, cela ressemblerait à s'y méprendre à cette sordide aventure dont j'ai eu vent il y a quelques années. A Salamanque, un homme arrivé à l'âge de quarante ans a informé les autorités des viols qu'un curé de sa paroisse lui avait fait subir dans son enfance. Aussitôt, les habitants lui firent payer cher cet aveu. Ils montèrent une affreuse kabbale sur la victime, qui avait court-circuité leur bien-pensance à eux par ses confessions. Ces gens lui tournèrent le dos quand ils le croisaient, s'indignant de voir un ancien catéchumène mettre à mal la réputation de leur guide spirituel. L'homme fut dès lors proscrit. Il errait comme un chien perdu dans son propre quartier. Cette histoire, plus commune qu'il n'y paraît, me révulse. Cette bien-pensance à eux, fut fabriquée sur le lit du franquisme. Celle qui rafflue parfois en France, naquit sur le terreau de la libération de 68, consolidant des clivages sociaux très peu différents au fond, où le clerc succéda au curé. Sa domination ne fut jusqu'à lors, jamais remise en cause.



   On ne peut donc que souhaiter à Vanessa Springora d'être entendue, défendue, et d'obtenir une sorte de réparation bien fragile, certes, mais au moins tangible, par la voie du grand succès de librairie qui l'attend et qui pourrait être un sacré coup porté à ses détracteurs.

  Etienne Milena, le 17 janvier 2020

dimanche 12 janvier 2020

Sur Mirbeau, entretien avec Pierre Michel


Mirbeau, par Franck Saola ©

  C'est en très grande partie grâce à Pierre Michel, écrivain et universitaire angevin d'origine varoise, que les lecteurs contemporains peuvent avoir accès à l'oeuvre de Mirbeau depuis quelques décennies. Pierre Michel est à Mirbeau ce que Robert Bréchon ou Patrick Quillier sont à Pessoa : un incontournable pour qui souhaite approcher cette oeuvre majeure. C'est aussi un érudit, dont la générosité et l'acuité sont à la mesure d'un écrivain qui n'en méritait pas moins. A la suite de cet entretien, j'ai cru bon d'ajouter des liens électroniques vers ses divers travaux et multiples activités. Entre celles-ci, la première parution de la revue Octave Mirbeau - Études et actualité, en février - qui a pris la suite des Cahiers Mirbeau -  et qui s'annonce passionnante.

Etienne Milena - Pierre Michel, grâce à votre travail mené durant des décennies, joint à ceux de vos meilleurs confrères mirbelliens, Octave Mirbeau est aujourd'hui devenu un écrivain incontournable pour les lecteurs de tous âges. Il suffit de voir l'activité bouillonnante autour de cet auteur, qui dépasse largement les frontières de la France, pour s'en rendre compte. Or, il n'en a pas toujours été ainsi. La figure de Mirbeau semble avoir été incommode, ou du moins marginale, durant longtemps, au sein de la sphère académique et des cercles de lecteurs. Comment expliquez-vous ce réveil progressif qui a succédé à ce que l'on serait tenté d'appeler une longue traversée du désert ?

Pierre Michel - Oui, en effet, c’est d’une très longue traversée du désert qu’il s’agit, puisqu’elle a duré trois bons quarts de siècle. À ce phénomène post mortem il existe des explications d’ordre général, qui valent pour nombre d’autres auteurs, comme Gide, Camus ou Sartre, dont certains critiques ont cru bon de sous-estimer leur apport une fois qu’ils n’étaient plus là pour les contredire. Mais, en ce qui concerne Mirbeau, il y a des raisons bien spécifiques : déjà de son vivant, les bien-pensants de tout poil affectaient de voir en lui un excité, un excessif, un emballé, pétri de contradictions, certes talentueux – personne n’osait en disconvenir –, mais bien peu fréquentable au regard des bienséances bourgeoises et des reconnaissances institutionnelles, qu’il démystifiait d’importance. Face au regard lucide et subversif de l’imprécateur au cœur fidèle, aucune autorité constituée ne pouvait soutenir la partie et faire bonne figure. Sa plume inspirait la crainte et beaucoup n’osaient pas trop se risquer à le froisser : même tempérés par des réserves, les hommages semblaient aller de soi. Du moins en dehors des cercles cléricaux et monarchistes, nationalistes et anti-dreyfusards, qui lui vouaient une haine féroce. Après sa mort – et même pendant les dernières années de sa vie, quand il était hors d’état d’écrire –, tous ceux qu’il avait combattus, stigmatisés, discrédités, ridiculisés, se sont déchaînés contre lui pour le présenter comme un auteur mineur, incohérent, excessif, et, par conséquent, infréquentable. Avec un succès durable, d’ailleurs, car seuls les historiens d’art ont réellement pris rapidement la mesure de son rôle dans la reconnaissance de Monet, Rodin, Van Gogh et Maillol. À l’étranger, il y a bien eu des recherches universitaires, au Canada, aux États-Unis et en Angleterre, dans les années 1950-1970, mais rien en France ! Mirbeau était persona non grata à l’université, comme Zola, qui avait tout de même fini, grâce à Henri Mitterand, à y faire son entrée dans les années 1960, trois décennies avant Mirbeau.
Le grand tort de Mirbeau, vraiment impardonnable, c’est de nous obliger à « regarder Méduse en face », à voir ce que nous n’avons aucune envie de voir (ni de montrer…), à découvrir ce qui se cache derrière les grimaces avantageuses des dominants, derrière les discours mensongers des politiciens et des religieux, derrière les apparences du « beau monde », qui est en réalité profondément immonde, comme le révélaient déjà ses premiers romans écrits comme “nègre” au début des années 1880. À cet égard, l’œuvre clé, c’est évidemment Le Journal d’une femme de chambre, où nous découvrons les coulisses du theatrum mundi à travers le regard fouineur d’une domestique qui ne laisse rien échapper des turpitudes de ses maîtres et rien ignorer des odeurs nauséabondes qui s’en dégagent. On comprend que les puissants, ainsi démasqués et voués à l’exécration des lecteurs, n’aient guère apprécié et qu’ils se soient lâchement vengés, une fois que le grand démystificateur n’était plus là pour les faire trembler de sa voix de stentor – ou de prophète, selon ses admirateurs...

Pierre Michel par Franck Saola ©

E.M - Mirbeau a été le premier écrivain à tirer à boulets rouges sur l'Église à ce sujet : en relatant les affres de la pédophilie dans Sébastien Roch, a-t-il subi des pressions, à l'époque ? Quelles ont été les réactions du public ?

P.M. - Depuis une vingtaine d’années, les innombrables révélations, rendues publiques par la presse, sur les turpitudes de prêtres catholiques violeurs d’enfants et adolescents des deux sexes, un peu partout dans le monde, ont redonné toute son actualité à ce roman, ô combien précurseur ! qui a été le premier, en 1890, à alerter sur ces crimes restés impunis pendant des siècles. Mais je me garderai bien d’utiliser à ce propos le terme, devenu courant, hélas ! de « pédophilie ». Car la pédophilie, au sens littéral du terme, c’est l’amour éprouvé pour des enfants. Mais pour les violeurs, qu’ils soient ensoutanés ou non (pensons à Matzneff), l’enfant n’est qu’une proie : le violeur est un prédateur, qui n’aime pas plus sa proie que le loup n’aime l’agneau, si ce n’est pour le dévorer ; et le crime qu’il commet – en toute impunité, quand il bénéficie de l’omertà qui règne au sein de l’institution romaine – constitue, aux yeux de Mirbeau, « le meurtre d’une âme d’enfant », comme l’illustre la deuxième partie de son roman. Mais le romancier ne se contente pas de porter à la lumière un scandale soigneusement caché par la très peu sainte Église catholique et apostolique : il nous présente un viol qui est l’aboutissement d’une entreprise, systématique et généralisée, de séduction. On sait que « séduire » signifie, étymologiquement, « tromper ». Dans Sébastien Roch, le « père » de Kern, dépositaire d’une triple autorité paternelle –en tant que prêtre, éducateur et substitut du père qui lui a confié son fils –, met à profit les nobles aspirations du jeune Sébastien, qui lui est livré en pâture, pour le « séduire » et ainsi arriver à ses fins criminelles : il commet, ce faisant, un viol triplement incestueux. Inversant la fameuse devise, souvent prêtée aux jésuites pour prix de leur moralité des plus élastiques, « ad augusta per angusta », de Kern utilise des moyens nobles pour parvenir à des fins ignobles : « ad angusta per augusta »…
L’emprise qu’il exerce sur son élève – comme Matzneff sur ses proies – est infiniment plus durable et destructrice que si le viol stricto sensu s’était passé dans la violence, car, au lieu de se révolter, de se défendre et de préserver ainsi sa dignité, sa liberté et son innocence, la victime se sent également coupable et ne peut se confier à personne, sous peine d’être accusée de l’avoir bien cherché et d’être complice du crime, à l’instar du petit Sébastien : « Oh ! pourquoi n’avoir pas écouté ses pressentiments ? Pourquoi s’être laissé reprendre, malgré son instinct divinateur, aux paroles berceuses de cet homme, à ses conseils empoisonnés, à ses poésies, à ses tendresses qui masquent le crime ? Et ce qui l’irritait, c’était de n’avoir contre ce criminel aucune haine ! Il ne lui en voulait pas ; il s’en voulait à soi-même de sa confiance absurde et complice. » Pour comble de cynisme, le jésuite infâme réussit à convaincre sa proie de lui pardonner et de lui confesser son « péché », à lui, le violeur, afin de pouvoir l’en absoudre… C’est le criminel qui, sous prétexte qu’il est prêtre ad vitam aeternam, se voit accorder par son Église le pouvoir hallucinant d’absoudre les prétendus « péchés » de sa victime !... Mundus inversus, comme dans toue l’œuvre de Mirbeau, et notamment dans Les 21 jours d’un neurasthénique
Un autre élément était de nature à susciter le scandale : c’est que le modèle du « père » de Kern n’est autre que le « père » Stanislas du Lac (1835-1909), qui a été le maître d’études du jeune Octave au collège de Vannes et qui fera ensuite une belle carrière de prédicateur et de défenseur de l’ordre des jésuites face à la République. C’est lui qui soutiendra Édouard Drumont et financera La France juive ; et c’est lui qui sera le confesseur du général de Boisdeffre, chef de l’état-major, pendant l’affaire Dreyfus. Mirbeau, qui évoquera son souvenir dans ses chroniques dreyfusardes de L’Aurore, verra alors en lui l’âme damnée de l’alliance du sabre et du goupillon et considèrera l’Affaire comme un crime « exclusivement jésuite ».



Cependant, de scandale il n’y eut pas vraiment, lors de la sortie de Sébastien Roch. Car le roman de Mirbeau se heurta à une véritable conspiration du silence et la presse, hors deux ou trois articles d’amis, ne signala même pas son existence : il eût été trop dangereux de jeter le discrédit sur une institution, certes concurrente de la République pour le partage des âmes, mais jugée indispensable à l’aliénation des esprits et au maintien de « l’ordre ». . Alors que Le Calvaire avait connu un impressionnant succès de ventes grâce, en grande partie, au scandale suscité par le deuxième chapitre, où Mirbeau démystifiait d’importance l’armée et la sacro-sainte idée de la patrie, au nom de laquelle les nationalistes promettaient la « revanche » – comme s’il s’agissait d’un match de foot !... –, Sébastien Roch n’a eu aucun écho dans l’immédiat. Et pourtant, c’est une œuvre d’une actualité saisissante, confirmée par les incessantes révélations de ces dernières années, qui permet de comprendre l’emprise exercée, sur des cerveaux malléables, par ceux que Mirbeau appelait des « pétrisseurs » et des « pourrisseurs d’âmes ». 

E.M. - Il y a parfois chez Mirbeau une propension à la fragmentation, aux rafistolages d'anciennes pièces comme dans Les 21 jours d’un neurasthénique. Comment travaillait-il ? Faisait-il des plans ?

P.M. - Les 21 jours d’un neurasthénique (1901) est une œuvre un peu dédaignée par la critique, car il s’agit du collage d’une cinquantaine de contes parus dans la presse au cours des quinze années précédentes. S’agit-il pour autant de fonds de tiroir ? Pas du tout ! Certes, tout écrivain soucieux de donner une seconde vie aux textes parus dans la presse quotidienne et voués à un oubli rapide aura tendance à vouloir les réutiliser, comme le faisaient, à leur manière, des compositeurs tels que Vivaldi, Bach, Mozart ou Rossini. Mais la règle générale, à l’époque, c’était de publier en recueil les contes préalablement parus dans les journaux, comme le faisait par exemple Maupassant, presque tous les ans. Mirbeau, lui, fait tout autre chose : il insère des contes disparates dans un ensemble qui a les apparences d’un roman, doté d’un narrateur principal en cure thermale à Luchon et qui y voit défiler, sous ses yeux, « tous les échantillons de l'animalité humaine ».

L’intérêt principal du collage, qui fait coexister des textes conçus selon des modalités différentes, avec des personnages différents, c’est d’établir une franche rupture avec les normes de la composition romanesque en vigueur, sur le modèle de Balzac ou de Zola, et avec le finalisme qui lui est inhérent. Cette déconstruction du modèle romanesque heurte les habitudes du lectorat : au lieu d’un récit cohérent, où tout se tient, qui respecte les codes de la vraisemblance et de la crédibilité romanesque, et où le romancier est comme un dieu au milieu de sa création, il se trouve face à un agencement arbitraire de textes dissemblables, dont les coutures, loin d’être cachées comme il se doit pour faire croire à la « vérité » du texte, s’exhibent au contraire, faisant apparaître le travail du simple démiurge qu’est le romancier qui tire les ficelles et ne recule devant aucune exagération…


Cette juxtaposition, qui choque les habitudes culturelles et les traditions romanesques, peut avoir un effet pédagogique, pour peu que, sous l’effet de la transgression, le lecteur soit amené à se poser des questions et à envisager des remises en cause de ses propres normes et valeurs. D’autre part, la réutilisation des mêmes textes dans des contextes différents permet de multiplier les approches et les interprétations, de même que, dans les séries des toiles impressionnistes de Claude Monet, la perception du motif change en fonction de la lumière, au fil des heures et des saisons. Enfin, la cohabitation de textes d’inspirations différentes est susceptible de produire, chez le lecteur, des effets inattendus et des significations indépendantes de celles que le romancier a pu imaginer, à l’instar des assemblages auxquels procédait son ami et son « dieu » Auguste Rodin, par exemple Fugit amor. Le Jardin des supplices (1899) et Le Journal d’une femme de chambre (1900) résultent également de collages.


Nous ne possédons pas les manuscrits de ses premiers romans, et celui du Journal d’une femme de chambre est incomplet et dispersé, de sorte qu’il n’est pas très facile d’en déduire la façon de travailler de Mirbeau. Il faut s’en tenir à ce qu’il en dit dans sa correspondance, d’une part, et, d’autre part, à la façon dont il récupère et réagence des textes disparates parus dans la presse, non seulement pour Les 21 jours, mais aussi pour Le Jardin, Le Journal et La 628-E8. Il est très clair qu’il ne suit aucun plan et ne procède à aucune de ces enquêtes préliminaires auxquelles se livre systématiquement Zola. Il a une idée directrice, il a quelque chose à dire, des impressions, sensations et souvenirs à partager, et il écrit, au fil de la plume, sans laisser de marge, comme si le papier était d’un coût inabordable et qu’il lui fallût l’économiser… Ce qui a pour effet de l’obliger à recommencer toute la page pour peu qu’il veuille corriger une phrase, ou ajouter quelques mots. Quand il part de textes déjà publiés, il est frappant de constater qu’il procède essentiellement par une série d’additions : de chapitres ou sous-chapitres, de paragraphes, de phrases ou de mots. Jusqu’à ce qu’il parvienne à un résultat qu’il juge satisfaisant. Du moins provisoirement, car il lui arrive aussi, à la dernière minute, de procéder à des corrections et additions sur épreuves. Pour une comédie telle que Les affaires sont les affaires, qui ne doit pas outrepasser le temps limite supportable pour une représentation, il a été obligé de procéder à l’inverse : comme en témoignent les différentes copies manuscrites non autographes, il n’a cessé de couper, de supprimer des scènes ou des répliques, jusqu’à ce que l’œuvre soit en mesure de se plier aux implacables lois de Procuste du théâtre… 

Pierre Michel
 
E.M. - L'humour de Mirbeau est-il une spécificité de son style ? Qu'on pardonne cette sainte-beuverie, mais était-il ainsi dans la vie réelle, à la fois aigre et d'une drôlerie espiègle ?

P.M. - Mirbeau a une prédilection pour l’humour noir, qui a pour effet de choquer nos habitudes de pensée et de nous obliger à voir les choses sous un jour complètement différent. Il constitue une manière de paradoxe, susceptible de susciter la réflexion chez les « âmes naïves », car c’est en violentant « l’inertie intellectuelle » de ses lecteurs qu’il espère susciter des questionnements chez certains d’entre eux, éveiller leur sens critique et ouvrir leur esprit. Le gros avantage de l’humour, même noir, c’est de susciter aussi le rire ou le sourire, lors même que les sujets évoqués sont de nature à épouvanter, à l’instar de la réalité sociale.

Autant qu’on puisse en juger par les témoignages de ses amis et contemporains, sa conversation était également brillante et drôle. Non pour se mettre en valeur dans des cercles élitistes, qu’il ne fréquentait qu’à contrecœur et par obligation, mais pour amuser ses amis et susciter un rire complice, ou, chez des auditeurs inopinés, éveiller la réflexion par le rire.

E.M. - Comment mesurer l'influence de Schopenhauer dans son œuvre? Peut-on parler de philosophie mirbellienne ?

P.M. - Mirbeau n’avait aucune prétention à la philosophie et, d’une façon générale, il se méfiait des idéologies, des dogmes en tous genres et des systèmes abstraits prétendant abusivement rendre compte de tout. Mais il est doté d’une culture classique, qui lui a fait connaître les trois principales philosophies antiques, et, à l’époque moderne, il s’est nourri des Lumières – notamment de Rousseau et de Diderot –, de Schopenhauer, de Nietzsche, de Spencer et de Darwin. Pour autant il n’est en aucune façon un disciple : il butine et fait son propre miel de tout, il tire de ses lectures de quoi alimenter sa réflexion et nourrir sa lucidité, rien de plus. En particulier, s’il partage bien souvent le profond pessimisme de Schopenhauer, cela ne l’a jamais empêché de s’engager et de se lancer dans de grands combats éthiques et esthétiques, comme s’il était possible d’amender les hommes et d’améliorer notablement le désordre social, comme si la cruauté de l’inhumaine condition n’excluait pas toute possibilité de bonheur durable : chez lui, l’optimisme de la volonté complète avantageusement le pessimisme de la raison.



E.M. - Les innombrables publications que l'on vous doit, nous invitent à vous poser ces questions plus personnelles : pourquoi vous êtes-vous intéressé à Mirbeau ? Qu'avez-vous cherché, et trouvé dans son œuvre, en tant que lecteur ?


P.M. - Quand je cherchais un sujet de thèse, en 1966, non pour faire carrière, mais pour mener à bien un travail de chercheur, je ne pouvais pas m’imaginer travailler pendant quinze ou vingt ans – durée d’une thèse d’État, à l’époque – sur un auteur dont je n’aurais pas partagé les valeurs et les combats. À cet égard, des indignés et révoltés comme Mirbeau et Vallès s’imposaient. Mais Vallès était déjà “pris” par deux doctorants, alors que Mirbeau était libre… Je le connaissais fort peu au départ et je n’imaginais alors, ni la masse incroyable de découvertes que j’allais faire, ni l’époustouflante richesse de l’œuvre mibellienne. Elle était superbement ignorée à l’université et, par-dessus le marché, les grilles de lecture fournies par les rares histoires littéraires qui citaient son nom étaient complètement aberrantes et empêchaient de la comprendre. Ne le rattachait-on pas, par exemple, au courant naturaliste, alors que Mirbeau voyait dans le naturalisme la plus grossière erreur en matière d’art et de littérature ? N’a-t-on pas essayé de faire de lui un auteur érotique, voire pornographique, alors qu’il avait, de l’amour, une vision extrêmement noire et qu’il jetait, sur les choses du sexe, un regard des plus critiques, voire des plus dégoûtés ?

Après avoir perdu ma première épouse, complètement écrasé par la douleur, j’ai tout arrêté, ne voyant pas l’intérêt de poursuivre ce type de travail. Quand je suis revenu à la vie, eh bien, la multiplicité de mes expériences – d’enseignant, de militant politique, de routard, sans parler de ma vie affective – m’a permis de beaucoup mieux comprendre la portée de l’œuvre d’Octave Mirbeau que quand j’avais commencé mes recherches, frais émoulu de l’agrégation et dépourvu de toute expérience de la vie. L’ébullition intellectuelle des années 1970 a contribué aussi à ma compréhension de tas de choses, qui échappaient à l’étudiant studieux que j’avais été. De sorte que, après 17 ans d’arrêt complet, j’ai accepté, fin 1987, de collaborer un certain temps avec Jean-François Nivet, qui venait de soutenir une thèse sur Mirbeau journaliste, domaine que je n’avais pas eu le temps d’explorer sérieusement, mais qui ignorait presque tout de ce que j’avais découvert aux premiers temps de mes recherches. Il s’est donc avéré que nous étions complémentaires. Et ce fut le début d’une longue aventure mirbellienne, qui n’est pas terminée un tiers de siècle plus tard…  

Ce qu’il y a de particulièrement précieux, chez Mirbeau, c’est qu’il met l’éthique au poste de commande, sans pour autant s’inféoder à aucun parti ni se rattacher à aucune idéologie dogmatique, et en préservant soigneusement sa liberté de jugement et sa précieuse capacité d’autocritique, voire d’autodérision. Si radicales et subversives que soient les peintures qu’il dresse de la société bourgeoise et des tristes individus qu’elle produit, il ne se pose jamais en autorité alternative à toutes celles qu’il rejette et crible de ses sarcasmes. Je ne connais guère que Camus qui ait marché sur ses traces et fait preuve d’autant de lucidité et de modestie.
 
Raphaël Freida©
E.M. - Vous avez fondé il y a peu une nouvelle association internationale, Les amis d'Octave Mirbeau (AOM) qui connaît déjà un franc succès. Votre monumental Dictionnaire Mirbeau en ligne a dépassé le million de visites. Peut-on, après des décennies de recherches, trouver encore du neuf, dans cette œuvre ? 


P.M. - J’ai découvert tant de choses inattendues et totalement inespérées, au cours des trois dernières décennies, qu’il semble a priori douteux que de nouvelles découvertes soient encore envisageables. Et pourtant j’aurais garde de rien exclure. Non seulement il est éminemment probable qu’on découvrira quelques articles passés au travers des mailles de la recherche, et, plus encore, des lettres oubliées dans quelques collections privées ou publiques, mais il se trouve qu’il y a a des années de la vie de Mirbeau sur lesquelles on ne sait pas grand-chose, hors son travail de journaliste et quelques rares anecdotes et témoignages : grosso modo, entre 1872 et 1882. Il ne serait donc pas totalement surprenant que des gisements inexplorés y sommeillent encore, si j’ose ainsi m’exprimer. En particulier, il semble assez évident que, comme son double, le narrateur de son roman inachevé et posthume Un gentilhomme, il a dû, dès son arrivée à Paris, utiliser sa plume exceptionnelle pour gagner sa croûte durant ces dix années, en écrivant divers ouvrages, des romans, des essais ou des pièces de théâtre, pour le compte de personnages en quête de reconnaissance et de notoriété littéraire. Encore faudrait-il qu’une piste s’ouvre, permettant providentiellement de les découvrir, comme cela m’est déjà arrivé plusieurs fois. On ne saurait donc l’exclure totalement… 

Propos recueillis en janvier 2020 


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Nous ne pouvons que recommander au lecteur le dictionnaire en ligne  
http://mirbeau.asso.fr/dicomirbeau/ 

L'élégance du hérisson





  Ma réticence à m'approcher de l'oeuvre de Mirbeau avait été une sotte question d'adjectifs. Pour Josep Pla, le nombre d'or du style s'atteint par un bon usage de l'adjectif. Or, l'image erronée que j'avais du style de Mirbeau trouvait sans doute son origine dans mes lectures de Huysmans et des polémistes catholiques, qui avait incrusté en moi un préjugé "fin de siècle", si j'ose dire. Ce dernier devint vite inexpugnable.  On sait l'usage abusif que ces pourfendeurs de l'ordre établi faisaient de l'adjectif, long ou court, dans leurs pamphlets, au sein de leurs tapinoses tribales qui faisaient parfois mouche. La tapinose, c'est cette arme que les rhéteurs utilisent pour amoindrir le poids de l'adversaire. Des volées de bois vert s'en suivaient, où les auteurs se rendaient coup pour coup, par journaux interposés. A l'époque, ils n'avaient pas à attendre vingt ans, et la publication d'un journal intime, pour savoir de qui ils étaient haïs. Cela facilitait la formation de groupes opposés sur des questions esthétiques et politiques, mais souvent réunis pour des questions bien plus futiles, avec quelques jolies exceptions solitaires, comme Bloy, ce prêcheur né dans un désert de désolation.

   J'en reviens à la question de l'adjectif. Ce préjugé sur le style pamphlétaire "fin de siècle" avait été réactivé en moi par la lecture de Bloy justement, et plus précisément de son Désespéré, que je trouvais et trouve encore vieilli, malgré ses saillies drolatiques. S'ajouta à cela ma relecture d' A rebours, de Huysmans, chef-d'oeuvre truffé de longs adjectifs alambiqués parfois déroutants. Pensons aux premières lignes du roman, qui sont longtemps restées pour moi un mystère :

  "[...] la famille des Floressas des Esseintes avait été, au temps jadis, composée d’athlétiques soudards, de rébarbatifs reîtres "

  Ces oeuvres-là font pourtant partie de l'âge d'or (je pèse mes mots) de la littérature française : celle qui correspond à la parution de L'éducation sentimentale de Flaubert en 1869 et s'achève avec Mes amis de Bove et le Manifeste du Surréalisme de Breton (1924). Près de six décennies marquées par deux guerres affreuses et l'Affaire Dreyfus qui scinda la société française en diverses polarités ennemies. Ces six décennies confirment la règle des âges d'or littéraires florissant toujours sur un fond d'instabilité politique, règle édictée avec brio par Georges Steiner.

   Les vingt-et-un jours d'un neurasthénique fut cette oeuvre qui me fit entrer dans le monde désenchanté de Mirbeau, très récemment, en 2018 (ce billet est aussi écrit pour battre ma coulpe, vice slave s'il en est, duquel je ne puis me départir désormais). A la  tortue sertie de joyaux de Des Esseintes, jusqu'alors indéboulonnable en mon esprit, se substitua presqu'aussitôt l'hérisson alcoolisé du narrateur des Vingt et un jours d'un neurasthénique. Le petit animal, "un quadrupède calculateur et fort "débrouillard" dixit Mirbeau, était sorti vainqueur de la vipère grâce au tranchant de ses pics et à sa patience, un peu à l'image de notre écrivain normand. En fait d'adjectifs tant redoutés, je vis alors s'ériger un univers d'une fraîcheur inégalable, où la satire était tenue par un style à la fois classique et déconcertant, qui n'était pas sans rappeler la polyphonie des romans de Dostoievski. Dans ces pages issues d'une oeuvre d'une surprenante densité, s'ébrouaient des êtres demasqués, que j'avais déjà vu se réunir dans les toiles de James Ensor et les gravures d'Honoré Daumier en de curieuses contorsions. Je pardonnais à Mirbeau son usage de barbarismes et d'adverbes longuets. Le caractère pamphlétaire de l'écrivain était du reste profondément dilué dans les gouffres du subconscient de son écriture, apparaissant par des touches fines, à travers une figure que les savants rhéteurs appellent l'adynaton, ou imposibilia : ce monde non éloigné du notre où il faut voler l'autre pour être respecté, ou mentir au vu et au su de tous pour gagner des places. C'est ce monde que Mirbeau décrit, un monde où des militaires en retraite s'affalent sur des canapés en "peau de nègres". Où l'on va donner à manger à des bagnards (Le jardin des supplices) pour le plaisir, comme on donne des bouts de pain aux canards d'un parc. Où le scientisme devient la nouvelle religion des bourgeois à l'inculture crasse. Mais un monde où les domestiques ont enfin voix au chapitre.

   Le grand mérite de Mirbeau est d'avoir su s'enrichir matériellement par l'écriture sans s'être laissé allé à la moindre concession avec son époque. Des cénacles qu'il a pu côtoyés, aucun n'a pu laisser une empreinte sur cette personnalité indépendante, née sous le signe du Verseau, morte sous le même signe (car il naquit et mourut le même jour, comme si, symboliquement, il n'avait traversé la vie que pour arriver au point de pureté d'où il était parti, un jour de février).

   J'ai parlé de Dostoievski, dont on retrouve l'influence dans L'abbé Jules. Quelques lectures m'ont offert une confirmation de cette première intuition quant à la relation de l'écrivain avec la littérature russe :

 "1885 : l’année charnière avérée par tous les mirbeaulogues du monde entier. Octave a découvert le roman russe et surtout l’anarchisme à la mode de Kropotkine, auquel il se ralliera officiellement en 1890. 1885, c’est aussi la première grande confrontation avec l’orientalisme." 

(J.L. Planchais, Les tribulations d'un Normand en Inde)

  Le calvaire, oeuvre largement autobiographique (1886), suit cette découverte fondamentale des Russes. Le narrateur, Jean Minthié, relate les horreurs de la guerre franco-allemande de 1870 auquel notre écrivain a participé.  Le Bardamu de Céline suivra ce sillon de l'horreur, creusé par le Simplex de Grimmelshausen au XVIIe siècle, poursuivi par le Jean Minthié de Mirbeau. Le deuxième chapitre du Calvaire, par sa critique du patriotisme, subit la censure féroce de l'époque et même, à certains moments, la vindicte populaire. Pourtant, le contenu le plus violent du livre se situe hors du champ des questions politiques, dans la passion destructrice que Jean voue à Juliette, le propre reflet de la passion de Mirbeau pour sa Judith. C'est une véritable descente aux enfers à laquelle on assiste alors dans ce roman, et l'on retrouvera plus tard, dans Le jardin des supplices, des pages marquées du sceau de cette effroyable exploration de la psyché humaine en proie aux longs ennuis et à la déchéance, que n'aurait pas désavouées Dostoievski dans ses Carnets du sous-sol. En témoignent ces quelques lignes significatives:

"Durant deux années, deux longues et cruelles années, j'avais marché... marché... et cela n'avait été ni l'oubli, ni mort... Malgré les fatigues, les dangers, la fièvre maudite, pas un jour, pas une minute, je n'avais pu me guérir de l'affreux poison qu'avait déposé, dans ma chair, cette femme dont je sentais que ce qui m'attachait à elle, que ce qui me rivait à elle, c'était l'effroyable pourriture de son âme et ses crimes d'amour, qui était un monstre, et que j'aimais être un monstre !... J'avais cru - l'ai-je cru vraiment ? - me relever par son amour... et voilà que j'étais descendu plus bas, au fond du gouffre empoisonné dont, quand on en a une fois respiré l'odeur, on ne remonte jamais plus." (Le jardin des supplices, 1899, pp. 153-154)

   Cette descente sera également celle de Sébastien Roch, jeune élève confronté à l'ignominie des pères Jésuites, ou le "je" coutumier chez Mirbeau est remplacé par un "il" qui permet une distanciation avec la réalité envisagée dans toute sa noirceur. Lecteur de Rousseau, Mirbeau pensait que l'éducation par laquelle l'individu devait trouver la voie de sa propre émancipation, se trouvait entre les mains de scélérats et d'imbéciles. Il fallait sans doute chercher un salut dans l'exact contraire des systèmes de domination et d'aliénation instaurés pour museler les hommes, pour en faire de la chair à canon et de la chair à offices.

   "Jamais il [le précepteur de Jean enfant] ne lui vint à l'esprit de pénétrer dans mon jeune cerveau, d'interroger mon coeur ; jamais il ne se demanda si, sous ce masque triste d'enfant solitaire, il n'y avait pas d'aspirations ardentes, devançant mon âge, toute une nature passionnée et inquiète, ivre de savoir, qui s'était intérieurement et mal développée dans le silence des pensées contenues et des enthousiasmes muets. M. Rigard m'abrutit de grec et de latin, et ce fut tout. Ah ! Combien d'enfants qui, compris et dirigés, seraient de grands hommes peut-être s'ils n'avaient pas été déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout que de vous avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-il pas continuer l'oeuvre de vie en vous donnant la nourriture intellectuelle pour la fortifier, en vous armant pour la défendre ?" (Le calvaire)

   Chez Sébastien Roch, on retrouve ce "défaut" d'éducation, dans l'éducation officielle :

   "À l'école où il allait, depuis cinq ans, il n'avait rien appris, sinon à courir, à jouer, à se faire du muscle et du sang. Ses devoirs bâclés, ses leçons vites retenues, vite oubliées, n'étaient qu'un travail mécanique, presque corporel, sans plus d'importance mentale que le saut du mouton ; il n'avait développé, en lui, aucune impulsion cérébrale, déterminé aucun phénomène de spiritualité. Il aimait à se rouler dans l'herbe, grimper aux arbres, guetter le poisson au bord de la rivière, et il ne demandait à la nature que d'être un perpétuel champ de récréation." (Sébastien Roch)

Lecture inconfortante (inventons l'adjectif pour lui) que celle de Mirbeau, qui devient indispensable à une époque de marasme et de bêtise comme la nôtre, qui, sous cette perspective, atteint des sommets.

Etienne Milena