samedi 21 mars 2020

Antitweet 155



   Il existe sans doute un amour profond, qui se verbaliserait ainsi : "je l'ai assez vu." Ce sentiment là, par l'envergure de son détachement, met donc sur un pied d'égalité le sage et le mufle.


                   Etienne Milena ©

jeudi 12 mars 2020

Antitweet 154


La verve abîme la lucidité, la logorrhée l'achève.


 Etienne Milena ©

lundi 9 mars 2020

Seulement pour les fous



Ken Kesey par Franck Saola©

    Mon ami JL me dit que ses soixante-dix ans ont sonné le glas de son existence. Je trouve son jugement très excessif. JL aime convoquer Emmanuel Bove, lorsque le mouron le gagne : "Je ne sais pas ce que j'ai fait à la vie, mais elle a fait preuve à mon endroit d'un humour féroce." Il se plaint de sa solitude, de ses dents qui tombent, de son cou chaque fois plus flasque. De ses mains, pourtant très belles, maculées de tâches brunes comme le café, qui s'agitent à chacune de ses explications. Il prétend avoir perdu de sa superbe auprès des femmes, lui qui avait jusque là leurs faveurs, sa bidoche pendante à l'aube lui rappelant les nouvelles limites de son organisme à l'heure d'entreprises de séduction qu'il qualifie désormais de petits ratages intempestifs. Ses soubresauts priapiques se limiteraient-ils à cette blague échangée avec la serveuse du Birdland, qui étudie à la Facultad de Filologia Hispanica et qui vient lui servir un pincho de patatas meneadas en chantonnant une chanson de Rosalia ? La jeune femme, une blonde un peu boulotte, les ongles colorés à l'imitation de sa vedette préférée, parle à JL comme à un père, ce qui coupe court à toute ambiguïté. Elle retire nos deux verres vides et repart vers le bar. "Si le Coronavirus passait par là, assène mon vieil ami, il aurait raison de moi en quelques jours."

    Je pense que sur les questions d'âge, JL aurait grand tort de me jalouser. Coronavirus ou pas, l'expérience du temps destructeur est tout à fait prégnante à tous les âges. En mon cas, si Yahvé me prête vie, j'accéderai à ma quarantième année un jour avec un bilan mitigé. Mon évolution biologique est plutôt encourageante, n'étaient un gras naissant de rigueur, et quelques cheveux blancs sporadiques qui pointent déjà de chaque côté de mon crâne. Du moins elle ne souffre pas la comparaison avec mon évolution sociale qui elle est sinusoïdale : mais, pour être honnête, quand je vois la gueule de vos réussites, je me mets à chérir mes échecs comme mes plus beaux enfants.

     Il s'agit d'un fait biologique inéluctable. A partir de 40 ans, ma testostérone commencera à battre de l'aile, dans une proportion de 1 pour 100 par an (si tout va bien). Cette ration hormonale minime mais conséquente à la longue regagnera le Néant. Tout cela annoncera de prochains fiascos qu'il vaudrait mieux pour moi ne pas anticiper. Et à 50 ans ? Dans quel état me trouverai-je ? Non, décidément, JL ne devrait pas me regarder comme un privilégié. C'est une constante des babyboomeurs de tout rapporter à leur trogne et de s'étonner de n'être pas éternels. Moi je, moi je, moi je, tel est le leit-motive qui régit l'existence du babyboomer, jusqu'à l'ensevelissement final qui remettra ce narcissisme stérile à l'endroit et dans le marbre, en quelques formules lapidaires : Ici-gît notre gai-luron à nous, un parfait boute-en-train, chouette en tout point. S'il y a chez JL une gentillesse et une humilité naturelles, très agréables pour son auditeur, il possède malgré lui cette manie héritée d'une vie douce, où tout semblait tourner autour du petit nombril de chaque consommateur, libéré du poids des familles, prêt pour le grand voyage de l'hyperindividualisme des années 80, cette extension des festivités de 68. 

    Il n'en demeure pas moins que les années 60-70 sont belles et intéressantes, cela à plus d'un titre. Sur le plan cinématographique et musical, les morceaux d'anthologies issus de cette époque foisonnent. Le dévergondage et l'usage excessif de drogues ont été éminemment salutaires pour l'art. J'ai parlé à JL du livre dont je viens de terminer la lecture qui est l'émanation de cette réalité. Il s'agit d'un roman traitant de l'émancipation de l'individu face aux nouveaux systèmes d'aliénation, oeuvre majeure de l'antipsychiatrie dont Forman tira son film : Vol au-dessus d'un nid de coucous, lors de son exil américain. Plus que le brouillon Sur la route de Kerouac, le roman de Ken Kesey, d'abord traduit sous le titre La machine à brouillard par la maison Stock, tient de l'oeuvre-culte. Quelle est la première qualité d'une telle oeuvre ? Sa teneur organique, vécue, suée. Ses personnages ne sont pas des ombres portées nées de l'absence de nécessité d'une écriture sur commande, ils ont cette présence inoubliable car réelle. Le dostoïevskien McMurphy,  est cet éternel joueur, capable de parier sur tout, fût-ce sur une victoire impossible contre Miss Ratched. La narration est donnée au Chef Bromden, métisse colossal qui relate avec pudeur les cicatrices de sa famille expropriée, puis son admiration grandissante pour McMurphy. Les propos de Kesey autour de la Chef, Miss Ratched, auraient aujourd'hui été conspués par les associations féministes de tout bord : ce personnage  d'infirmière-chef abusive, cloitré derrière sa lucarne transparente (que McMurphy fera bientôt voler en éclats en un acte de rébellion éminemment symbolique) fait montre d'un pouvoir castrateur digne d'une Folcoche, mais il n'est jamais caricatural. Enfin, le roman représente un document à charge d'une rare finesse à l'égard de la société américaine de l'après-Corée. Selon Kesey, la taille des hommes ne se mesure pas en pieds ou en centimètres, mais en désirs et en idéaux. Bromden retrouve ainsi sa grandeur réelle au fil des pages. Sa métamorphose est sublime. Notre écrivain psychédélique, admirateur de Richard Yates (le plus grand écrivain américain depuis Faulkner), est plus qu'un amateur de LSD sillonnant le pays en compagnie de ses amis Pranksters, à l'intérieur de son bus orné de graffitis, assoiffé de nouvelles expériences vitales. Il incarne, comme Yates, la voix des déshérités, et son souffle corrosif laisse une marque indélébile chez le lecteur, après six décennies de déchéance et de fracture sociale. La virée des fous à la pêche, accompagné par la prostituée Candy, est en ce sens un modèle de vadrouille beat. On ressasse de telles pages avec plaisir :  
   
    "Ainsi McMurphy nous conduisait-il vers l'océan (...)
    Comme on voit qu'une personne dont on a longtemps été séparé a changé alors que ce changement, parce qu'il est progressif, échappe à ceux qui sont en contact vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec elle. Tout au long de la route menant à la côte, ce qu'avait accompli le Système depuis la dernière fois où j'étais venu dans la région se révélait par de multiples signes. C'était, par exemple, un train entrant en gare pour déposer comme autant d'oeufs une cargaison d'hommes vêtus du même complet brillant, coiffés du même  chapeau piqué à la machine, couvée d'insectes identiques vomis du dernier wagon, choses qui n'étaient vivantes qu'à demi; et puis, la locomotive sifflait, le convoi repartait en chuintant à travers la campagne saccagée pour mettre bas, un peu plus loin, le lot suivant.
  D'autres détails encore : cinq mille maisons semblables fabriquées à l'emporte-pièce et qui s'alignaient sur les hauteurs, dominant la ville, livrées depuis si peu de temps par l'usine qu'elles étaient encore attachées les unes aux autres comme un chapelet de saucisses; une pancarte : LOGEZ DANS UN WEST HOME, RIEN A VERSER COMPTANT POUR LES ANCIENS COMBATTANTS; un terrain de jeu au pied des collines, ceinturé par un grillage en damier et surmonté d'un panonceau : Ecole de garçons de Saint-Lurke - cinq mille gosses vêtus d'une chemise blanche, de pantalons verts en velours côtelé et d'un sweater également vert qui faisaient une sarabande sur le gravier de la cour; la colonne tournevirait, opérait de brusques crochets, ondulait à la manière d'un serpent et, à chaque saccade, un petit enfant était éjecté, précipité comme un toton contre le grillage. Chaque fois. Et c'était toujours le même petit garçon. Les cinq mille enfants habitaient les cinq mille maisons appartenant aux types qui étaient descendus du train. Des maisons tellement semblables que, régulièrement, les gosses se trompaient de demeure et de famille. Nul ne s'en apercevait. Ils dînaient, ils allaient au lit. Le seul que l'on remarquait était le petit du bout de la file : il avait tant d'égratignures et de bleus que, où qu'il allât, on se rendait tout de suite compte qu'il n'était pas à sa place. Il était incapable de bavarder. Incapable, aussi, de rire. C'est dur, de rire, lorsque l'on sent peser sur soi les ondes venant de chaque voiture qui vous croise, de chaque maison devant laquelle on passe.
   Harding pérorait :
- On pourrait même avoir un lobby à Washington. Une organisation comme l'Association Nationale pour le Progrès des Gens de Couleur. On planterait au bord des routes de grandes affiches montrant un schizophrène postillonnant en train de conduire une superbe machine de démolition rouge et verte : EMBAUCHEZ LES FOUS! Un avenir prometteur nous attend, messieurs."

    Il s'agit donc d'un livre qui devrait avoir une place de choix dans les bibliothèques et les foyers lettrés. Mais un livre que seuls les fous sauront apprécier à sa juste mesure.

Etienne Milena, Salamanque, le 9 mars 2020