dimanche 12 janvier 2020

L'élégance du hérisson





  Ma réticence à m'approcher de l'oeuvre de Mirbeau avait été une sotte question d'adjectifs. Pour Josep Pla, le nombre d'or du style s'atteint par un bon usage de l'adjectif. Or, l'image erronée que j'avais du style de Mirbeau trouvait sans doute son origine dans mes lectures de Huysmans et des polémistes catholiques, qui avait incrusté en moi un préjugé "fin de siècle", si j'ose dire. Ce dernier devint vite inexpugnable.  On sait l'usage abusif que ces pourfendeurs de l'ordre établi faisaient de l'adjectif, long ou court, dans leurs pamphlets, au sein de leurs tapinoses tribales qui faisaient parfois mouche. La tapinose, c'est cette arme que les rhéteurs utilisent pour amoindrir le poids de l'adversaire. Des volées de bois vert s'en suivaient, où les auteurs se rendaient coup pour coup, par journaux interposés. A l'époque, ils n'avaient pas à attendre vingt ans, et la publication d'un journal intime, pour savoir de qui ils étaient haïs. Cela facilitait la formation de groupes opposés sur des questions esthétiques et politiques, mais souvent réunis pour des questions bien plus futiles, avec quelques jolies exceptions solitaires, comme Bloy, ce prêcheur né dans un désert de désolation.

   J'en reviens à la question de l'adjectif. Ce préjugé sur le style pamphlétaire "fin de siècle" avait été réactivé en moi par la lecture de Bloy justement, et plus précisément de son Désespéré, que je trouvais et trouve encore vieilli, malgré ses saillies drolatiques. S'ajouta à cela ma relecture d' A rebours, de Huysmans, chef-d'oeuvre truffé de longs adjectifs alambiqués parfois déroutants. Pensons aux premières lignes du roman, qui sont longtemps restées pour moi un mystère :

  "[...] la famille des Floressas des Esseintes avait été, au temps jadis, composée d’athlétiques soudards, de rébarbatifs reîtres "

  Ces oeuvres-là font pourtant partie de l'âge d'or (je pèse mes mots) de la littérature française : celle qui correspond à la parution de L'éducation sentimentale de Flaubert en 1869 et s'achève avec Mes amis de Bove et le Manifeste du Surréalisme de Breton (1924). Près de six décennies marquées par deux guerres affreuses et l'Affaire Dreyfus qui scinda la société française en diverses polarités ennemies. Ces six décennies confirment la règle des âges d'or littéraires florissant toujours sur un fond d'instabilité politique, règle édictée avec brio par Georges Steiner.

   Les vingt-et-un jours d'un neurasthénique fut cette oeuvre qui me fit entrer dans le monde désenchanté de Mirbeau, très récemment, en 2018 (ce billet est aussi écrit pour battre ma coulpe, vice slave s'il en est, duquel je ne puis me départir désormais). A la  tortue sertie de joyaux de Des Esseintes, jusqu'alors indéboulonnable en mon esprit, se substitua presqu'aussitôt l'hérisson alcoolisé du narrateur des Vingt et un jours d'un neurasthénique. Le petit animal, "un quadrupède calculateur et fort "débrouillard" dixit Mirbeau, était sorti vainqueur de la vipère grâce au tranchant de ses pics et à sa patience, un peu à l'image de notre écrivain normand. En fait d'adjectifs tant redoutés, je vis alors s'ériger un univers d'une fraîcheur inégalable, où la satire était tenue par un style à la fois classique et déconcertant, qui n'était pas sans rappeler la polyphonie des romans de Dostoievski. Dans ces pages issues d'une oeuvre d'une surprenante densité, s'ébrouaient des êtres demasqués, que j'avais déjà vu se réunir dans les toiles de James Ensor et les gravures d'Honoré Daumier en de curieuses contorsions. Je pardonnais à Mirbeau son usage de barbarismes et d'adverbes longuets. Le caractère pamphlétaire de l'écrivain était du reste profondément dilué dans les gouffres du subconscient de son écriture, apparaissant par des touches fines, à travers une figure que les savants rhéteurs appellent l'adynaton, ou imposibilia : ce monde non éloigné du notre où il faut voler l'autre pour être respecté, ou mentir au vu et au su de tous pour gagner des places. C'est ce monde que Mirbeau décrit, un monde où des militaires en retraite s'affalent sur des canapés en "peau de nègres". Où l'on va donner à manger à des bagnards (Le jardin des supplices) pour le plaisir, comme on donne des bouts de pain aux canards d'un parc. Où le scientisme devient la nouvelle religion des bourgeois à l'inculture crasse. Mais un monde où les domestiques ont enfin voix au chapitre.

   Le grand mérite de Mirbeau est d'avoir su s'enrichir matériellement par l'écriture sans s'être laissé allé à la moindre concession avec son époque. Des cénacles qu'il a pu côtoyés, aucun n'a pu laisser une empreinte sur cette personnalité indépendante, née sous le signe du Verseau, morte sous le même signe (car il naquit et mourut le même jour, comme si, symboliquement, il n'avait traversé la vie que pour arriver au point de pureté d'où il était parti, un jour de février).

   J'ai parlé de Dostoievski, dont on retrouve l'influence dans L'abbé Jules. Quelques lectures m'ont offert une confirmation de cette première intuition quant à la relation de l'écrivain avec la littérature russe :

 "1885 : l’année charnière avérée par tous les mirbeaulogues du monde entier. Octave a découvert le roman russe et surtout l’anarchisme à la mode de Kropotkine, auquel il se ralliera officiellement en 1890. 1885, c’est aussi la première grande confrontation avec l’orientalisme." 

(J.L. Planchais, Les tribulations d'un Normand en Inde)

  Le calvaire, oeuvre largement autobiographique (1886), suit cette découverte fondamentale des Russes. Le narrateur, Jean Minthié, relate les horreurs de la guerre franco-allemande de 1870 auquel notre écrivain a participé.  Le Bardamu de Céline suivra ce sillon de l'horreur, creusé par le Simplex de Grimmelshausen au XVIIe siècle, poursuivi par le Jean Minthié de Mirbeau. Le deuxième chapitre du Calvaire, par sa critique du patriotisme, subit la censure féroce de l'époque et même, à certains moments, la vindicte populaire. Pourtant, le contenu le plus violent du livre se situe hors du champ des questions politiques, dans la passion destructrice que Jean voue à Juliette, le propre reflet de la passion de Mirbeau pour sa Judith. C'est une véritable descente aux enfers à laquelle on assiste alors dans ce roman, et l'on retrouvera plus tard, dans Le jardin des supplices, des pages marquées du sceau de cette effroyable exploration de la psyché humaine en proie aux longs ennuis et à la déchéance, que n'aurait pas désavouées Dostoievski dans ses Carnets du sous-sol. En témoignent ces quelques lignes significatives:

"Durant deux années, deux longues et cruelles années, j'avais marché... marché... et cela n'avait été ni l'oubli, ni mort... Malgré les fatigues, les dangers, la fièvre maudite, pas un jour, pas une minute, je n'avais pu me guérir de l'affreux poison qu'avait déposé, dans ma chair, cette femme dont je sentais que ce qui m'attachait à elle, que ce qui me rivait à elle, c'était l'effroyable pourriture de son âme et ses crimes d'amour, qui était un monstre, et que j'aimais être un monstre !... J'avais cru - l'ai-je cru vraiment ? - me relever par son amour... et voilà que j'étais descendu plus bas, au fond du gouffre empoisonné dont, quand on en a une fois respiré l'odeur, on ne remonte jamais plus." (Le jardin des supplices, 1899, pp. 153-154)

   Cette descente sera également celle de Sébastien Roch, jeune élève confronté à l'ignominie des pères Jésuites, ou le "je" coutumier chez Mirbeau est remplacé par un "il" qui permet une distanciation avec la réalité envisagée dans toute sa noirceur. Lecteur de Rousseau, Mirbeau pensait que l'éducation par laquelle l'individu devait trouver la voie de sa propre émancipation, se trouvait entre les mains de scélérats et d'imbéciles. Il fallait sans doute chercher un salut dans l'exact contraire des systèmes de domination et d'aliénation instaurés pour museler les hommes, pour en faire de la chair à canon et de la chair à offices.

   "Jamais il [le précepteur de Jean enfant] ne lui vint à l'esprit de pénétrer dans mon jeune cerveau, d'interroger mon coeur ; jamais il ne se demanda si, sous ce masque triste d'enfant solitaire, il n'y avait pas d'aspirations ardentes, devançant mon âge, toute une nature passionnée et inquiète, ivre de savoir, qui s'était intérieurement et mal développée dans le silence des pensées contenues et des enthousiasmes muets. M. Rigard m'abrutit de grec et de latin, et ce fut tout. Ah ! Combien d'enfants qui, compris et dirigés, seraient de grands hommes peut-être s'ils n'avaient pas été déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout que de vous avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-il pas continuer l'oeuvre de vie en vous donnant la nourriture intellectuelle pour la fortifier, en vous armant pour la défendre ?" (Le calvaire)

   Chez Sébastien Roch, on retrouve ce "défaut" d'éducation, dans l'éducation officielle :

   "À l'école où il allait, depuis cinq ans, il n'avait rien appris, sinon à courir, à jouer, à se faire du muscle et du sang. Ses devoirs bâclés, ses leçons vites retenues, vite oubliées, n'étaient qu'un travail mécanique, presque corporel, sans plus d'importance mentale que le saut du mouton ; il n'avait développé, en lui, aucune impulsion cérébrale, déterminé aucun phénomène de spiritualité. Il aimait à se rouler dans l'herbe, grimper aux arbres, guetter le poisson au bord de la rivière, et il ne demandait à la nature que d'être un perpétuel champ de récréation." (Sébastien Roch)

Lecture inconfortante (inventons l'adjectif pour lui) que celle de Mirbeau, qui devient indispensable à une époque de marasme et de bêtise comme la nôtre, qui, sous cette perspective, atteint des sommets.

Etienne Milena

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