samedi 11 janvier 2020

Des rieurs

 
Franck Saola ©

  " Un autre rire sans raison comique me vient à l'esprit ; étudiant à la faculté de cinéma à Prague, je me vois entouré d'autres étudiants qui plaisantent et rient ; il y a parmi eux Aloïs D., un jeune homme féru de poésie, gentil, un peu trop narcissique et curieusement compassé. Il ouvre grand la bouche, émet un son très fort et fait de grands gestes : je veux dire qu'il rit. Mais il ne rit pas comme les autres : son rire fait l'effet d'une copie parmi des originaux. Si je n'ai pas oublié ce menu souvenir, c'est parce que j'ai fait alors l'expérience de ce qui était pour moi tout neuf : j'ai vu rire quelqu'un qui n'avait aucun sens du comique et ne riait que pour ne pas se distinguer des autres, tel un espion qui revêt l'uniforme d'une armée étrangère afin de ne pas être reconnu. Peut-être, est-ce grâce à Aloïs D. qu'un passage des Chants de Maldoror m'a impressionné à la même époque : étonné, Maldoror constate un jour que les gens rient. Ne comprenant pas le sens de cette grimace bizarre et voulant être "comme les autres", il prend un canif et se coupe les commissures des lèvres.
   
   Je suis devant l'écran de la télévision; l'émission que j'y vois est très bruyante, il y a là des animateurs, des recteurs, des vedettes, des écrivains, des chanteurs, des mannequins, des députés, des ministres, des femmes de ministres et tous réagissent à n'importe quel prétexte en ouvrant grand la bouche, en émettant des sons très forts, en faisant des gestes exagérés ; autrement dit, ils rient. Et j'imagine Evgéni Pavlovitch débarquant soudain parmi eux et voyant ce rire dépourvu de toute raison comique ; d'abord, il est ahuri, puis son effroi peu à peu se calme et, enfin, cette comique absence de comique "le fait partir d'un soudain éclat de rire". A ce moment, les rieurs qui, quelques instants avant, l'ont regardé avec méfiance, se rassurent et l'accueillent bruyamment dans leur monde du rire sans humour, où nous sommes condamnés à vivre."

                                        Milan Kundera, Une rencontre, 2009

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