James Ensor |
Dans son bel essai intitulé La
grande battue (1995)
Philippe Muray invente deux concepts pertinents : le
souleveur de lièvres interne et le souleveur de lièvres
externe. Le premier fustige et
dénonce, s'offusque des actions viles d'un génie du passé, qu'il a
côtoyé ou que ses propres aïeux ont connu. Le deuxième, sans
avoir le moindre lien avec le génie réprouvé, n'en fait pas moins,
absorbé qu'il est par un ressentiment exprimé par toute une
collectivité dont il devient la propre, ou plutôt l'impropre
émanation, mais qui ne détonne pas dans ce concert général. Ce
front-là, de grands écrivains l'ont subi et le subissent encore. De
Voltaire à Céline, en passant par Mirbeau... Tous les maîtres ont
souffert ce que Gulliver subit lui-même en terres lilliputiennes :
ligotées au sol, les meilleures réputations en sortent fatalement
noircies.
L'autre
précaution de rigueur, lorsqu'on s'évertue d'exploiter un sujet par
trop actuel, celui du Mal en littérature, consiste à souligner une
nouvelle fois le caractère a-moral de la littérature. Lire des
livres n'a jamais rendu les gens meilleurs. Et ceux qui ont voulu
prendre pour règle éditoriale l'amélioration du monde l'ont
certainement enlaidi. Sans enjoliver les lubies des masses, terribles
d'inconsistance, les plus grandes écoles de l'immoralité sont
souvent éminemment livresques et besogneuses. A l'image de la bêtise
organique affichée sur certains visages, dont parlait Calaferte
dans ses carnets, il n'est que de flâner même furtivement dans
certaines allées de la culture parisienne pour faire l'expérience
toute visuelle de l'hideuse immoralité affichée sur certains
visages, où des vampires puants toujours sur-le-qui-vive,
s'agitent dans la souillure des caniveaux mondains pour se ménager une
place au chaud.
Si
j'en reviens à Muray, c'est parce que ce dernier parle dans son
essai, de génies littéraires. Or, du Nosferatu salace et violeur actuellement condamné
par la foule (avant de l'être par un Tribunal auquel il pourra faire
ses prochaines confidences sans public acquis à sa cause), il n'est jamais question dans les pages
de Muray. Ce dernier ne s'est donc pas sali à convoquer cette misère-là sous sa plume.
Il y aurait tout de même une hiérarchisation
à faire dans l'évaluation de l'ignominie des différents partis de la sus-dite polémique :
la foule justement horrifiée, quoique fâcheuse, se situerait
seulement à la troisième place de ce triste podium. Il faudrait s'évertuer à la tenir
en bride pour ne pas assister à un lynchage en bonne et due forme,
sur la place publique, à l'ancienne,
et sans moindre souci de la métaphore ; les défenseurs du
Nosferatu germano-pratin, ensuite, en trouvant des conditions atténuantes pour
expliquer les délicieux excès de leurs génie préféré, méritent assurément
la deuxième place. Enfin, la palme de fange devrait être
décernée à ces panégyristes d'autrefois, écrivains et
journalistes de tous bords, qui en une semaine, sont passés du côté
des accusateurs les plus féroces, et ne sont plus du tout mais alors,
plus du tout, amis du
monstre-plumitif soudainement voué aux gémonies.
Tout
lecteur sensible aura remarqué que les victimes, elles, ne se
retrouveront jamais sur ce podium désenchanté, malgré le prosélytisme d'une minorité vengeresse.
Si
tel était le cas, cela ressemblerait à s'y méprendre à cette
sordide aventure dont j'ai eu vent il y a quelques années. A
Salamanque, un homme arrivé à l'âge de quarante ans a informé les
autorités des viols qu'un curé de sa paroisse lui avait fait subir
dans son enfance. Aussitôt, les habitants lui firent payer cher cet
aveu. Ils montèrent une affreuse kabbale sur la victime,
qui avait court-circuité leur bien-pensance à eux par ses
confessions. Ces gens lui tournèrent le dos quand ils le croisaient,
s'indignant de voir un ancien catéchumène mettre à mal la
réputation de leur guide spirituel. L'homme fut dès lors proscrit. Il errait comme un chien perdu dans son propre quartier. Cette histoire, plus commune
qu'il n'y paraît, me révulse. Cette bien-pensance à eux, fut fabriquée sur
le lit du franquisme. Celle qui rafflue parfois en France, naquit sur le terreau de la libération de 68, consolidant des clivages sociaux très peu différents au fond, où le clerc succéda au curé. Sa domination ne fut jusqu'à lors, jamais remise en cause.
On
ne peut donc que souhaiter à Vanessa Springora d'être entendue,
défendue, et d'obtenir une sorte de réparation bien fragile,
certes, mais au moins tangible, par la voie du grand succès de
librairie qui l'attend et qui pourrait être un sacré coup porté à ses détracteurs.
Etienne Milena, le 17 janvier 2020
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