lundi 21 août 2017

Un métier respectable




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Etienne Milena
Eleveur de porcs
Gestion du personnel.

Cette mention somme toute neutre et bon enfant à l'élevage porcin a été caviardée par les robots de google, qui l'ont sans doute jugée irréverencieuse et impropre à la consommation. Au bout de deux ans,  autant dire qu'à ce rythme, ils ne sont pas près de se payer Kasparov. Je ne relèverais pas cette censure sans importance si elle n'était pas emblématique du manque de jugeote du monde du numérique. Comment expliquer à ces robots (joli et unique mot tchèque de la langue française inventé par Çapek) l'étendue de leur incompétence robotique. Aurais-je voulu écrire "éleveur de porcs" pour décrire les usagers du Net, je ne vois pas pourquoi censurer mon ire. Comme dit Larry Flynt dans le film éponyme de Forman: "C'est tout de même mon droit d'avoir mauvais goût". Or, ce n'est pas le cas. Il s'agissait d'une référence précise que je glisse ici par mesure de compensation.


"Au XXe siècle, l'Occident a développé les "industries culturelles". Le capitalisme s'empare de la question du beau et s'occupe de la production du goût. Les artistes sont contingentés dans des musées et des galeries pour établir un marché spéculatif pour les bourgeois ayant besoin de somptuaire. Pour les masses, les industries deviennent les grandes surfaces, la publicité, les grandes marques. Il s'agit de ce que mon ami Gilles Chatelet appelle "vivre et penser comme des porcs". Pasolini s'est beaucoup intéressé aux porcs. Avez-vous vu comment s'organise la distribution de la nourriture à des porcs ? Eh bien si vous regardez la manière dont cela se passe, cela ressemble beaucoup à un supermarché. Les mouvements artistiques ont tenté de "resomptualiser" ce devenir-radicalement prophane du monde. (...) L'art est devenu un marché, et un marché pollue toujours la marchandise." (Bernard Stiegler)


dimanche 20 août 2017

Assez




Quelle foutrerie que l'existence ! Et quel sentiment de défaite celui qui suit toute collusion avec les autres, à qui on ressemble, de la barbe aux orteils. La plouquerie mortifère occupée de ses petites affaires de zguègue et de cul, de l'ouvrier boiteux au rentier ramassé dans sa bave de suffisance. Des esprits choisis embellissent le tableau, dit-on ! "Esprit choisi" toi-même, camarade ! La même daube, la même envie de peinturlurer de ses fluides le monde entier, de déféquer sur ce qui n'est pas du même parti, de tout escamoter et tout ratiboiser autant que faire se peut, pour mieux s'astiquer la tige sur la plaine des âmes sensibles !

Les factures payées, c'est ce qu'il reste : foutre et refoutre, voyager si possible, refoutre encore, attirer l'attention par quelque moyen que ce soit, et se bourrer le mou d'idées flamboyantes, celles d'avoir fait les choses correctement, bien loin, sur le plan évolutif, de la déraison des chimpanzés.

L'humiliation de vous ressembler.

Etienne Milena


mercredi 16 août 2017

Antitweet 121


L'esclave, dans sa souffrance et l'aberration de sa condition, reçoit la rétribution minime, pour survivre et continuer ses travaux de manière efficace, à l'image de sa projection moderne, le travailleur actif. Il n'en est pas de même pour le plus ancien métier du monde, où l'activité incessante rythme les nuits et les journées,  et la liberté se limite aux regards approbateurs d'une autorité illégitime et inférieure en tous points, où la seule rétribution de tant de sacrifice et de temps pour les autres demeure l'expulsion sociale à moyen terme et les médisances du voisinage : femme au foyer.


Etienne Milena ©


mardi 15 août 2017

Antitweet 120


Le besoin de guider les autres naît généralement d'un rendez-vous manqué avec soi-même.


Etienne Milena ©

Antitweet 119



L'amour obéit à l'instinct; le respect, à une éducation choisie. Le second jouit d'une popularité moins grande que le premier, car son mérite est moins visible pour la majorité, bien qu'il soit plus important.

Etienne Milena ©


Antitweet 118


L'amitié devrait posséder son propre tabou de l'inceste. Un espace réduit de défiance mutuelle et de séparation sert de fertilisant au meilleur des sentiments.

Etienne Milena ©

mercredi 9 août 2017

Arquitectura





" A veces ocurre que confundo un cabaret con un crematorio y paso por lugares destinados a la diversión con el ligero escalofrío que provocan las dependencias de la muerte. Confusiones como esta hubieran sido imposibles años atrás. Entonces, con algún que otro rodeo, se podía por lo menos relacionar lo feo, lo tosco y lo malogrado con lo bello, lo delicado y lo bien construido. Un edificio que recordara vaga, aunque dolorosamente, a un templo clásico era sin lugar a dudas un teatro de opereta. Lo que parecía una iglesia era una estación central. Era embarazoso, pero en cierto modo también práctico. Uno se sabía al dedillo las leyes de la verdad aparente y reconocía sin falta el sucedáneo allí donde divisaba lo auténtico. Si dabas con mármol, automáticamente sabías que se trataba de yeso. Sin embargo, desde que a los hombres se les ocurrió que su época, la moderna, requería un "estilo moderno", de nada me sirven las reglas con las que antes era capaz de equivocarme con total seguridad. Es como si todo el vocabulario falso de un dialecto convencional que uno ha aprendido con esfuerzo hubiera perdido validez. Puede ocurrir que con las prisas ante un inminente viaje en tren busque por ejemplo un cine con el propósito de hallar una estación. Pero este método ya no es válido. Lo que antes, nunca sin rodeos, creía que era una estación es ahora un salón de té en un palacio de deportes. Las fachadas de la época moderna me provocan desconcierto.

Mayor perplejidad causa la arquitectura de interiores. Que las salas de operaciones blancas y esterilizadas son en realidad pastelerías ya lo sé. Pero sigo confundiendo  una y otra vez esos tubos largos de vidrio que cuelgan de la pared como termómetros. Está claro que son lámparas, o, como se dice ahora más correctamente, "punto de luz". El tablero de una mesa de cristal no sirve para que el cliente pueda verse cómodamente las botas mientras come, sino para producir ese chirrido, que le llega a uno hasta la médula, al desplazar el cenicero de metal sobre el material transparente. Existen unos objetos bajos, amplios, hechos de una madera barnizada de blanco, sólida, que no tienen patas, recuerdan una caja y son huecos. En esos objetos se sienta la gente. En verdad no son sillas, sino más bien "asientos". La confusión puede afectar también a los objetos animados que conocemos con el nombre genérico de "personal". Una muchacha de pantalones rojos y chaqueta azul con botones dorados, tocada con una gorra redonda, como las de los bosnios, a la que yo - si la malicia de esta época no me hubiera hecho un poco desconfiado - habría tomado sin dudarlo por un hombre, y a la que sin embargo, estúpido como soy, confundí con una especie de guardia de corps salido de una película de época, esta muchacha, digo, se ocupa en realidad del guardarropa, los cigarrillos y la muñecas de seda, delgadas y sin articulaciones que recuerdan a los alegres cuerpos sin vida de los ahorcados.

La arquitectura de interiores puede conducir a situaciones peligrosas. Pienso con cierta nostalgia en aquella falta de gusto suave, apaciguante, de terciopelo rojo, de unas habitaciones en las que la gente vivía desprevenida. Era un ambiente poco saludable, lúgubre, frío, lleno probablemente de bacterias perjudiciales, y pese a todo agradable. La acumulación sobre las cómodas de baratijas inútiles, frágiles y sin embargo cuidadosamente conservadas generaba una confortable indignación que lo hacía a uno sentirse como en casa. Incumpliendo todos y cada uno de los requisitos de la salubridad - que son un suplicio - , se cerraban todas las ventanas y no había un solo ruido que llegara de la calle y se colara en las inútiles y sentimentales conversaciones familiares. Llenas de gérmenes infecciosos, unas mullidas alfombras hacían que la vida mereciera ser vivida y la enfermedad fuera un consuelo, y por las noches, como una bendición, una araña de cristal sin estilo daba una luz suave y serena.

Con tal falta de gusto vivían nuestros padres. Los hijos y los nietos, en cambio, viven en unas condiciones de salubridad exageradas. Esta abundancia de luz y de aire propia de los nuevos edificios no existe siquiera en la mismísima naturaleza. Un estudio acristalado hace las veces de dormitorio. Se come en el gimnasio. Habitaciones que uno hubiera jurado sin el menor reparo que eran pistas de tenis sirven de biblioteca y de salón de música. El agua murmura en miles de cañerias. Hacen ejercicio en los acuarios. Descansan después de las comidas tumbados en mesas de operación de color blanco. Y por la noche unos fluorescentes ocultos iluminan la habitación de manera tan uniforme que deja de estar iluminada. Es un estanque de luz.


Müncher Illustrierte Presse, 27 de octubre de 1929"


Joseph Roth, Arquitectura in Crónicas berlinas

Antitweet 117


La brièveté est l'ultime tour de l'artifice.


Etienne Milena ©

jeudi 3 août 2017

La littérature du Mal







« Son rêve était de vivre dans une société honnête, parce que la mauvaise société, disait-elle, c’était comme un coup d’assommoir, ça vous cassait le crâne (…) »             

                                            Emile Zola, L’Assommoir  



               Il aura fallu quelques siècles de tergiversations pour que le Roman soit plébiscité par les foules et les lecteurs compétents. Jusqu'alors, il n'était qu'une manière de diversion pour des lectrices qu'on jugeait d'une impayable sottise. Quel est ce moment où il trouva sa légitimité ? La relation qu’il noue avec l’idée de démocratie – puisqu’il est à la fois le reflet d’une subjectivité dans le monde et le miroir d’une société en phase de démocratisation – l’aurait plutôt desservi. 

Ce qui lui a donné un semblant de crédibilité, ce qui lui aurait fait entrer de plain pied dans l'histoire littéraire se mesure aux nombres de « il faut » qu’il se met à laisser entendre : en d’autres termes, sa prise en considération de visées morales hisse le roman au niveau des genres majeurs. Pour devenir crédible aux yeux de tous, il a du se mettre à impliquer une leçon de vie, une réflexion susceptible de parfaire la conscience de ses contemporains.

L’influence du mélodrame dans le champ romanesque dans la première moitié du XIXe siècle n’a fait qu’intensifier cette profusion d’ingrédients empreints de moralisme. Et l’influence chrétienne n’a pas été moins forte dans l’élaboration du genre. Au XIXe siècle – comme par la suite – Dieu n’en est qu’aux prémisses de sa lente agonie.

       S’il faut s’arrêter brièvement sur la culture chrétienne de grands romanciers du XIXe siècle, contournons cet écueil en choisissant d'emblée celui dont le background religieux se déverse dans son œuvre toute entière, dans une Russie en émoi : Fédor Dostoïevski. Il ne faudrait pourtant pas voir dans un travail d’écriture connoté de religiosité l’œuvre commune d’un plat dévot. Dostoïevski est l’écrivain du doute et cette idée même de l’existence de Dieu restera selon ses propres dires l’unique et véritable interrogation de sa vie. Les références bibliques de Dostoïevski servent une problématique beaucoup plus large que la simple démonstration menant à la leçon morale. La parabole biblique ne lui sert pas d'illustration, mais de source de création. Crime et châtiment, avant d'être le sismographe exceptionnellement orchestré d'une errance intérieure, est l'illustration du message rédempteur du livre sacré. Les Evangiles furent les seuls ouvrages autorisés à Dostoïevski lors de ses quatre années de bagne et nul doute qu’ils s’inscrivirent dans sa conscience à l’image du manuel d’échecs du détenu de Zweig dans Le Joueur d’échecs. Il existe cependant une marge entre la connaissance d’une œuvre, fût-elle parfaite, et son application quotidienne. 

       Dans Les Démons, le message est clair, voire radical : le nihilisme ne mène à rien, la seule voie possible réside dans l’application du message christique, a fortiori lorsqu’on parle de l’identité nationale russe. L'identité nationale russe... N’était la vitalité du texte dostoïevskien, une telle idée serait par trop ténue pour qu’on se penche trop longuement sur elle en d'infinis articles.

Les Démons fait partie des derniers longs romans sombres de l’écrivain, avec L’Adolescent et Les Frères Karamazov. Nous y retrouvons d’ailleurs l’esquisse de la figure religieuse centrale des Frères Karamazov, pavé dont tout le monde parle mais que personne ne lit. En effet, le Tikhone des Démons n’est pas sans rappeler le starets Zosime, dans ses paroles pétries de sagesse (Tikhone paraissant toutefois davantage hérétique, ce qui convient relativement bien à l’atmosphère de déchéance nihiliste du roman). Par ailleurs, ce n’est pas un hasard si Les Démons s’achève sur l’entrevue de ce vieux sage avec Stavroguine. Ce genre d’entretien entre deux êtres appartenant à des univers diamétralement opposés, l’un religieux et l’autre atteint d’insanité, aura à nouveau lieu dans Les Frères Karamazov, quand le starets accueille le père d’Aliocha qui se lance tout de go dans ses bouffonneries équivoques. Nous revenons sur ce passage à dessein, tant il est emblématique de la tournure que prend l’œuvre de Dostoïevski dans les dernières années de sa vie. Le personnage du starets renvoie à l’idée de vieillesse, mais surtout de sagesse éclairée. Il est aussi ce Père de l’église, représentant des valeurs de tolérance et de compassion, médium du message christique comme la lumineuse putain de Crime et châtiment. L’application de ses valeurs et principes reste la seule alternative qui échoit au peuple russe pour qu’il soit sauvé de sa gangrène nihiliste. Face à lui, le père Karamazov « singe son idéal », pour reprendre une  expression de Nietzsche. Il est ce père qui minaude, qui s’enlise dans une rhétorique marquée de déraison plus que de dérision, il est ce symbole du pouvoir familial crucial qui s’absente et s’absout de ses vices. Cette absence du père est entérinée par sa mise à mort.

L’idée de parricide est également latente dans Les Démons. Stéphane Trophimovitch est dénoncé par son fils, qui le « suicide » indirectement, si l’on nous permet d’user d’une telle expression. Le parricide est le symbole de l’ingratitude des fils, d’une société nouvelle qui fait table rase des valeurs qui semblaient pourtant ancrées dans l’idiosyncrasie d’un peuple, pour lui substituer le monde de la concupiscence et de l'appétit de soi. 

Les Démons montrent le manque d’issue face à cet état de fait, la fin du roman pouvant être perçue comme un schéma à rebours de celui de Crime et châtiment, puisque le livre se conclut sur une rédemption ratée – Stavroguine se suicide et commet donc le plus grave des crimes – au lieu d’une résurrection spirituelle comme c’est le cas pour Raskolnikov. Ici aussi, la référence utilisée par Dostoïevski pour illustrer les agissements de ses protagonistes est clairement extraite du texte sacré : il ne s’agit plus de Lazare comme c’est le cas dans Crime et châtiment mais d’un passage de l’Apocalypse repris à la fois par le père devenu fou, Trophimovitch, et le fils suicidé de Varvara Pétrovna, Stavroguine, tous deux avant leurs fins tragiques. C’est bien ce passage, ou bien plus, ce « déclin » de la pensée des pères vers les fils que Dostoïevski a voulu mettre en lumière dans son roman : « C’est cette parenté, cette permanence de l’idée qui se développe en passant des pères aux fils que j’ai voulu exprimer dans mon œuvre. » nous dit-il dans sa préface. La pensée pseudo « révolutionnaire » des pères trouve son prolongement immédiat dans la destruction pure : et Dostoïevski d’esquisser indirectement une réflexion sur la transmission du savoir (puisque Verkhovensky est l’élève de Trophimovitch) : celle-ci devient trahison. L’écrivain nous laisse entendre en ce cas l’origine commune de ces deux notions.

*

     Dans le cas d'un autre écrivain majeur du même siècle, Emily Brontë, c'est la morale victorienne qui s'immisce dans l'art. L'époque durant laquelle elle publie son roman est souvent perçue par les critiques comme une période d’apogée teintée d’un bas moralisme, d’un matérialisme et d’une expansion coloniale anglaise tendant à dévoiler l'égocentrisme latent d'un Empire glouton. Telle est l’avis d’un Stephen Zweig qui parle du rapport de Dickens avec cette époque victorienne en ces termes cinglants :

« C’est seulement lorsqu’on hait du plus profond de son âme l’étroitesse hypocrite de la culture victorienne qu’on peut mesurer, avec une entière admiration, le génie d’un homme qui nous a forcés à trouver intéressant et presque digne d’amour ce monde antipathique du rassasiement et de l’embonpoint (…). »

Il ne s’agira pas de gloser à l’infini sur le bien fondé d’une telle condamnation. Réglons le problème sur le champ en affirmant que l’œuvre de Brontë n’est que modérément le reflet de son époque.

   D’abord, le cadre du roman, nous l’avons dit, se situe dans un no man’s land spatial et mental. La solitude envahit le lieu, jusqu’au nouvel arrivant, Lockwood, qui est célibataire, et isolé comme un chien citadin abandonné sur une route de campagne. Emily Brontë se sert du caractère angoissant de ces paysages pour donner une atmosphère gothique à son roman.


Le roman de Brontë est tendu vers un passé mythique, même si l’histoire principale a seulement lieu quelques années avant le temps de la narration, nous l’avons dit, dans les dernières décennies du XVIIIe siècle. A l’image d’un Stendhal, mais pour des raisons toutes autres, Brontë appartient d’une certaine façon au siècle qui la précède. Les traditions, la juste répartition des tâches dans cette mini-société qu’est la famille de Wuthering Heights sont clairement perceptibles. Un point commun notable la rattache pourtant à l’époque victorienne où elle écrit : une certaine politesse de fond dans les relations (certes bousculée par les agissements de cette formidable figure récalcitrante du nom d'Heathcliff), une certaine manière d’appréhender le silence, manière à laquelle participe l’espace désertique du roman.
      
        La famille telle que Brontë la montre est étrange comme son paysage. Nous nous retrouvons dans le roman, au cœur d’une opposition devenue bancale entre liaison amoureuse et mariage forcé. En effet, les mariages arrangés de la story sont autant marqués du sceau de l’immoralité que les liaisons et les amours quasi-incestueuses qui la composent. Aussi, sans glisser sur la pente douteuse de la leçon morale, l’œuvre de Brontë s’astreint à donner la parole à une voix à la fois raisonnée et dépassée par les évènements, pour essayer de retrouver une logique interne à ce réseau de relations chaotiques : cette voix, c’est celle de Nelly, une domestique fort sage et terriblement équilibrée.

    Nelly Dean est cette haute figure d’une société traditionaliste qui ne manque pas de repères. Les remontrances de Nelly ont toujours ce fond reconnaissable  de simple éducation religieuse qui explique les choses d’une manière rudimentaire et arrondie. Elle s’évertue de répéter les leçons du texte sacré, la juste répartition des tâches, les règles de vie dont elle est le chantre. Ainsi dit-elle à Heathcliff, qui s’écarte des sentiers battus de la morale chrétienne : 

“ 'For shame, Heathcliff!' said I. 'It is for God to punish wicked people; we should learn to forgive.' ” 

Le pardon fait partie des valeurs qui lui sont chères, au même titre que de simple marques de piété. Ce qu’elle reproche à Heathcliff, c’est bien son indépendance face au créateur, son manque de piété, qui l’engage dans la voie du blasphème : 

“He [Heathcliff] neither wept nor prayed; he cursed and defied: execrated God and man”

Face à Isabella, le sermon et la rhétorique de la domestique ne changent guère. L’acte de l’ouverture du texte sacré est toujours l’indice d’une conscience proprette, un acte qui, négligé, instaure le doute quant à la valeur morale d’une personne :

«  'Fie, fie, Miss!' I interrupted. 'One might suppose you had never opened a Bible in your life. If God afflict your enemies, surely that ought to suffice you. It is both mean and presumptuous to add your torture to his!'

Plus tard, lorsque Nelly se lance dans une comparaison entre Linton et Hindley, on ne peut voir au début que peu de différence entre les deux personnages. La valeur morale des deux prédomine, surtout lorsque Nelly use d’un jargon connoté d’une morale primaire, avec ses idées de destin, de bien et de mal : 

“I could not see how they shouldn't both have taken the same road, for good or evil.”.

Ce qui fait finalement la différence au fil de sa description, c’est la piété de Linton qui l’élève aux yeux de la servante vers d’autres sphères : 

“Linton, (...) displayed the true courage of a loyal and faithful soul: he trusted God; and God comforted him.”

De tels exemples sont très fréquents dans le roman. Nelly a beau s’en prendre nommément à Joseph qu’elle qualifie de « Pharisee " elle n’en demeure pas moins tout autant le produit d’une culture marquée par une morale chrétienne. Il est vrai cependant qu’elle se montre supérieure au vieux serviteur, dont la manière de parler est sciemment retranscrite par l’écrivain dans tous ses écarts pour faire rejaillir le caractère primitif du personnage.

      Ainsi, comme dans la vie réelle, dans Wuthering Heights, les personnages les plus moralisateurs sont issus des couches inférieures de la société. Le fil d’une narration principale donnée à une domestique n’est pas le fruit d’un hasard. Cela permet à l’écrivain d’instaurer un contraste entre la vision et la voix naïve et « innocente » d’un être simple et une story complexe qui investit en profondeur les rouages des passions humaines, procédé très utilisé un siècle auparavant lui-même héritier du "nice" médiéval. Est-ce à dire (grossièrement du moins) que ce monde des passions serait celui du Mal et que Nelly représenterait celui du Bien, à l’image de l’Idiot de Dostoïevski lequel est, rappelons-le, un prince et non un moujik ? Il serait fort hâtif de conclure cela. La narration du roman n’est pas simple, car elle n’est pas seulement donnée à la servante. Emily Brontë commence par utiliser la voix de cet autre pourvoyeur de bonnes pensées qu’est Lockwood, cet homme pourtant moins fermé que son nom le laisse augurer. Ainsi, son ironie face au bigotisme de Joseph est d’emblée visible. Il s’agit là d’un trait d’ « humour » tout britannique 
:
« [...] looking, meantime, in my face so sourly, that I chaitably conjectured he [Joseph] must have need of divine aid to digest his dinner, and his pious ejaculation had no reference to my unexpected advent. »

Pourtant, nous devons bien nous résoudre à voir dans Lockwood un instigateur de valeurs familiales, à l’image de Nelly (laquelle sacrifie d’une certaine manière son existence pour des mécréants), puisqu’il veut se marier avec Catherine. Lockwood est pétri d’une sorte de transparence bourgeoise. Il est aussi propre que les draps de la servante dévouée. En ce sens, il est son prolongement bourgeois. Les deux figures narratives obéissent à un souci d’ordre moral, c'est-à-dire à la volonté de prodiguer les valeurs du bien-penser, et à un souci d’ordre éthique : en l’occurrence l’instauration du bien-agir en ces lieux obscurs.


*

      En ce qui concerne le troisième auteur qui fermera ce tryptique ponctuel, Zola, le roman familial prend d’autres proportions. Il faudrait prendre l'intégralité de ces volumes pour en extraire l'unicité, ce qui n'est pas une mince affaire. Des lectures d'une belle teneur nous en prive pour l'instant, et les journées ne se forment que de vingt-quatre heures. C’est bien une peinture des mœurs de son temps que Zola a voulu faire, ou plutôt une fresque, puisque les Rougon-Macquart s’étendent à une vingtaine de romans se reflétant les uns les autres. L’influence de l’art pictural sur l’oeuvre de Zola est d’ailleurs notoire, plus que les lectures. L’histoire littéraire a fait de l’auteur de Germinal la figure de proue du naturalisme romanesque, ce qu’il a été, bien entendu. Cependant, l’usage d’une méthode scientifique visant au réalisme dans l’élaboration d’un art romanesque n’exclut en aucun cas l’engagement de l’auteur, ni sa prise en considération de certaines lectures romantiques de sa jeunesse, lesquelles réapparaissent volontairement ou non dans sa prose. L’héritage du scientisme ou des recherches anthropologiques de son époque n’incite pas Zola à faire l’impasse sur idée d’une écriture porteuse de leçons pour ses lecteurs. 

Zola envisage son œuvre future comme on entreprend l’élaboration d’une vengeance, d’une façon comparable à celle de Flaubert qui appréhende Bouvard et Pécuchet comme son « livre des vengeances », à la différence que ce dernier s’est toujours évertué de dénoncer la bêtise de ses contemporains en suivant la technique narrative de l’impassibilité totale, ce qui n’est pas toujours le cas de Zola.

Jeune provincial empli d’idéaux et d’ambition, arrivé (dans le cas de Zola, on pourrait dire « revenu ») dans la capitale à l’image d’un personnage balzacien, Emile Zola confie à son ami Cézanne son intense dégoût face aux vices de ses contemporains et l’impulsion que ce dégoût lui permet d’avoir pour entamer son travail d’écriture :

« Moi qui aurais pu me disculper, je ne voulus pas descendre jusque-là: je conçus un autre projet: les écraser sous ma supériorité et les faire ronger par ce serpent qu'on nomme l'envie. Je m'adressai à la poésie, cette divine consolation: et si Dieu me garde un nom, c'est avec volupté que je leur jetterai à mon tour ce nom à la face comme un sublime démenti de leurs sots mépris

    
Etienne Milena