Le devoir (Die Pflicht) de
Ludwig Winder est un grand roman, construit comme une tragédie grecque, où tout
semble obéir aux choix précis d'un horloger, concentré, obsédé par le bon
fonctionnement de l'objet qu'il manipule, réglant tous les mécanismes de son
oeuvre avec dextérité.
Les citations que je vais faire sont
toutes de mon cru, puisqu'à l'heure où toutes sortes de cochonneries sont
publiées en France, aucun vendeur de papiers (excepté en Espagne, en 2014) n'a
eu l'idée, somme toute saine et normale, de traduire et de publier Winder, un
écrivain de premier plan de la littérature mondiale, dans notre si belle
langue. Il est bien plus commun de publier de nos jours des récits auto-fictifs
dérisoires, que de s'intéresser à de grands hommes, ceux "dont les petits
s'évertuent d'effacer jusqu'aux noms" (Calaferte).
L'histoire du Devoir est des plus simples:
Josef Rada est un terne fonctionnaire tchèque qui travaille dans le Ministère
du Trafic de son pays. Il est à la fois dévoué à sa tâche et à sa femme Marie
et son fils Edmund. Son éternel devoir, qu'il accomplit sans se plaindre, est
ce travail que lui a assigné l'existence. Sa vie, banale, semble dénuée
d'intérêt, et les premières pages la relatent avec une économie de moyens qui
donnera le ton à l'ensemble de l'oeuvre : "Dans la rue, on ne pouvait
percevoir rien d'insolite. C'était une matinée froide; il avait neigé. Rada repassait
mentalement une table de tarifs qu'il devait élaborer. C'était un grand
spécialiste en matière tarifaire. Quoiqu'auxiliaire subalterne (il n'était pas
passé par l'Université), peu d'experts étaient capables de se mesurer à lui
dans ce domaine. Il confectionnait les tables les plus complexes, que son chef,
le directeur de la section, remettait au Ministre, en les présentant comme étant
de son fait. "
Les critiques de Winder sont toujours voilées, pour ne pas
créer de déséquilibre dans l'harmonie de son récit. L'ironie noire dont il use
fait immanquablement penser au Kafka de la Colonie Pénitentiaire. Winder fut un grand journaliste, dont les articles aiguisés (principalement pour le Zeit) connurent un succés colossal, jusqu'à sa mort en exil, en Angleterre, un an après la fin de la guerre. L'écrivain fut un ami intime de Musil, et l'un des personnages du Devoir porte le nom de l'écrivain autrichien : il s'agit d'une sorte de double de Rada qui mourra à ses côtés. On pourrait considérer Le devoir comme l'oeuvre testamentaire de Winder puisqu'elle est posthume.
Il fut
l'ami de Max Brod et membre du groupe littéraire Prager Kreist (le cercle
pragois): la filiation avec Kafka est évidente, je l'ai dit, cela malgré le fait que Winder use d'indices spatiaux-temporels tangibles se référant à des réalités
historiques précises et ne s'encombre pas de paraboles (bien que celle du résistant amoureux des fleurs en soit une magnifique). Le roman traite en effet d'un
évenement majeur : l'entrée des troupes d'Hitler en Bohème et en Moravie et la résistance
héroïque des tchèques. À l'arrivée des allemands, dans le livre, l'équilibre est
brisé, la vie de Rada dessine une spirale irrévocable qui le mènera fatalement
à la mort. Mais la cassure est peut-être artificielle et une autre lecture est
possible. La machine infernale de son travail préfigurait déjà l'entrée du
personnage dans l'Histoire avec sa grande hâche. Pour retracer ce
fatum, jamais Winder ne se départ d'une prose chirurgicale, empruntant parfois un
style musical, fait de répétitions qui font paradoxalement penser à Péguy´ou aux grand mouvements circulaires de la caméra de Lanzmann. La
fiction sert à filtrer un témoignage véridique, à s'en distancier pour le
rendre irréfutable par le biais de l'art.
Rada est promu à la section III du
Ministère grâce à l'aide du traître Fobich. Ce dernier, un tchèque à la solde
des nazis, éprouve de la reconnaissance envers le subalterne Rada, lequel, une
quarantaine d'années auparavant, l'a sauvé de la noyade. Il tient à payer sa
dette: c'est son devoir à lui. Mais Rada se montre récalcitrant envers cette
promotion voulue par le traître. Les membres de la résistance tchèque
l'incitent pourtant à l'accepter, pour fournir des informations cruciales en
vue de prochains sabotages (des déraillements) qui seront autant de coups portés
à l'ennemi. Le triste Rada se mue peu à peu en héros malgré lui.
Son excellente mémoire, ses calculs, sa parcimonie, lui seront d'un grand
secours.
Il s'engagera sans doute par désespoir plus que par humanisme. Son
propre fils est en effet emmené en camp de concentration. Mais il n'a plus rien à
perdre. Sa propre famille ne compte plus à ses yeux. Sa propre condamnation,
fortement envisageable, ne lui déplaît plus.
"Il ne monta pas dans un tramway car il voulait
être seul à ce moment. Il traversait des rues animées, seul et isolé comme dans
une forêt solitaire. Il n'avait pas la sensation d'avoir outrepassé les
dimensions de sa modeste existence, de ses modestes capacités et de sa modeste
raison de vivre. L'idée qu'il avait fait preuve du caractère intrépide d'un
héros ne l'avait pas traversé. Il aurait pensé qu'on se moquait de lui si on
lui avait dit que cela avait été une tâche très ardue qui avait nécessité
beaucoup de courage. Mais sur la route le menant chez lui, il comprit peu à peu
qu'il avait laissé tomber ses vieux devoirs, qui supposaient pour lui une
charge aimée et pesante, parce qu'un nouveau devoir l'exigeait, plus pesant
encore."
"Il eut des difficultés à laisser là ses
vieux devoirs. Il avait cru, durant des décennies, que l'accomplissement de ces
devoirs constituait l'essence de sa vie. Mais sa vie avait cessé de lui
appartenir. Jamais il n'avait tenu en grande estime la valeur de sa vie. Jamais
il n'avait médité sur lui-même et sur la valeur de son existence, mais il avait
toujours eu l'idée claire qu'un petit fonctionnaire qui se préoccupait
uniquement du bien-être de sa famille ne devait pas tenir la vie en grande
estime. Il y avait un nombre incalculable de fonctionnaires seulement préoccupés
du bien-être de leurs familles. Chacun était un membre insignifiant de la race
humaine, mais chacun avait sa raison d'être au moment de se préoccuper du bien
des siens. Lui aussi, Joseph Rada, avait eu, pour ce motif, sa raison d'être. À
présent, il avait cessé de se préoccuper du bien-être de sa famille. Il n'était
plus le protecteur de cette dernière, mais plutôt, selon tous les pronostics,
son destructeur. Si Edmund et Marie était capturés et exécutés par les
bourreaux, il le seraient à cause de son oeuvre, par sa faute. Le nouveau et
cruel devoir qu'il avait accompli devait former, à partir de maintenant,
l'essence de sa vie. Il était satisfait parce qu'il avait reconnu son devoir.
Il était satisfait car il avait échappé au danger de ne pas le reconnaître.
Ayant échappé à ce danger, rien ne pouvait plus lui arriver."
Cette contradiction entre le devoir et la
culpabilité, entre le secours et l'action criminelle est savamment mise en
exergue par Winder. Elles peuvent cohabiter chez un même homme. Jeune garçon,
Fobich, le collabo, fut sauvé des eaux par Rada. Le même Rada, en voulant le
sauver de nouveau, entraînera sa mort. Le lecteur est engagé dans une
casuistique puissante. Il est témoin de l'oscilloscope d'une morale qui se forge devant lui, qui ne se prête que difficilement au jeu des définitions,
À un niveau plus prosaïque, je me suis par exemple souvent posé des
questions sur cet affairement égoïste que montrent les familles en public. L'union
qu'on décèle parfois, au demeurant légitime sous bien des aspects, exclut toute
alterité. Le privilège sera toujours donné à l'enfant, au mari, à l'épouse, en un mot au lien direct et immédiat, quand bien même cela passerait par la mort de tout le reste. L'amour maternel?
Mais si un assassin proposait à une mère deux alternatives, sacrifier son
enfant et en sauver mille autres, ou sacrifier mille enfants pour sauver le
sien, douterait-elle un seul instant? Ce bel instinct maternel est très peu soucieux du sort du reste de l'humanité, et très peu maternel en soi. Nous en ferions autant... L'instinct maternel est
d'ailleurs une forme très raffinée de narcissisme, d'amour inconsidéré pour sa
proche chair.
Il existe d'autres manières d'appréhender
l'existence, de chercher d'autres formes de transcendance que ce genre de
clivages dictés par l'espèce. C'est la matière des bons livres.
Le devoir parle de tout cela, et de cette
masse informe du subconscient, du fond de nos existences. Peut-il y avoir une
vie humaine sans morale, sans "il faut", sans commandement de ce qu'il y a de beau en nous? Cette beauté n'est-elle pas relative pour chacun ? N'y-a-t il pas des balises infranchissables, comme l'homicide, l'exploitation des corps? Le nier ne serait-il pas faire un pas vers le fascisme et d'autres systèmes fonctionnant par la pulsion morbide? Plutôt que créer une oeuvre moralisatrice, Winder montre la
somme de possibilités qu'il reste à l'homme pour se concocter un destin, dans
le respect de l'autre, du monde que chacun incarne à sa manière.
Etienne Milena
Citations non-utilisée pour cet article
"C'était l'époque du régime
"tranquille". On pendait seulement les saboteurs que l'on avait pris
en flagrant délit. Mais que quelqu'un soit pris la main dans le sac était très
rare. Le peuple était paralysé. La moindre résistance semblait vouée à l'échec.
Que pouvait obtenir la lutte clandestine alors que l'Europe s'était soumise au
vainqueur et que seule l'Angleterre continuait de combattre? L'Angleterre toute
seule ne pouvait pas aider les peuples vaincus et opprimés d'Europe. Le baron
Neurath disait: "Peuple tchèque, je suis ton protecteur, je veux t'aider.
Soumet-toi et je t'aiderai. Abandonne ta résistance et je te prêterai mon
aide." Presque éteinte, et proche de la désespération, la voix de la
résistance chuchotait : "Résistez!". Et le peuple l'écouta."
"Hitler destitua le baron Neurath. Le chef
supérieur du groupe des S.S., le général de la police Heydrich, le remplaça. Le
peuple tchèque ignorait le nom d'Heydrich et disait: "Le vieux Protecteur
n'a rien pu faire avec nous, le nouveau non plus ne pourra rien faire."
Il y avait à peine une centaine de
tchèques qui connaissaient le nom d'Heydrich. Tous ceux qui le connaissaient
eurent le coeur serré.
Heydrich arriva et se dirigea à Hradcany.
C'était un homme jeune, grand, svelte et blond. Les tchèques qui n'avaient
jamais entendu son nom furent effrayés par son sourire. C'était le sourire d'un
assassin pervers se penchant sur sa victime.
Il sourit quand il reçut le vieux et
tremblant "président de la nation" et les membres du
"Gouvernement" tchèque. En souriant, le nouveau chef leur dictait ses
ordres. En souriant, il leur dit qu'il mettrait de l'ordre en Bohème et en Moravie.
En souriant, il s'assit devant le bureau du grand philantrope Masaryk et lut
les rapports.
Il survola seulement les rapports de la
Gestapo relatifs aux actes de sabotage et les tentatives de résistance de la
population tchèque. Il écouta sans grande attention les récits oraux de ses
agents et des officiers. Il savait ce qu'il avait à faire; la seule chose
importante était la méthode qu'il pensait appliquer. Il était convaincu qu'avec
cette méthode, il ferait plier le peuple tchèque.
Lors des trois premiers jours après son
arrivée, il fit exécuter cent douze tchèques et juifs. Dès lors, il ne se passa
pas un jour sans exécution. Sur le bureau d'Heydrich il y avait des listes et
des nomenclatures. Il en sortait le nom d'un village ou d'une ville et ordonnait
de poursuivre en justice tous les ennemis du Troisième Reich qui y résidaient. Celui
qui était poursuivi en justice était condamné à mort. Celui qui était condamné
à mort était exécuté dans un laps de vingt-quatre heures. La deuxième semaine,
Heydrich établit un programme hebdomadaire. Il était aussi bref qu'un menu qui
prévoit un plat par jour. Il disait :
Dimanche: saboteurs
lundi: bouchers
mardi: auditeurs de radio
mercredi: détenteurs d'armes
jeudi: propagateurs de rumeurs
vendredi: conspirateurs
samedi: espions"
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