Je me promène avec B., mon
grand ami architecte, dans les rues de notre ville castillane. Son air jovial d’adolescent
quarantenaire me distrait de moi-même, de tout ce poids superflu. Il s’arrête à
chaque édifice et me livre une anecdote sur l’auteur de l’oeuvre qui se dresse
devant nous, car il connaît tous les membres de cette corporation. Ça fuse. « Este
es un tonto de remate: mira que idiotez que este hombre » (« celui-ci
est con à bouffer du foin: regarde l’idiotie de cet homme. ») me
dit-il en me montrant un bloc surmonté de deux cheminées grotesques. C’est vrai
que cet espace grand guignolesque ne réjouit pas la rétine. Nous bifurquons
vers une autre zone. « Este es un pedante » (« celui-ci
est un pédant. »), clame-t-il devant un hôtel post-franquiste
imposant. Il est vrai qu’on devine une personnalité sans grandes idées dans ces
formes stridentes. Un plouc en cravates, du genre banquier. « Efectivamente »
me confirme B., je viens de décrire l’auteur de ce sinistre repère à rentiers
désoeuvrés, que B. connaît personnellement. Puis nous nous arrêtons
devant une école de Beaux-Arts: là, il se fait doux comme un agneau, presque
mélancolique: « Mira este, se suicidó: amaba exesivamente a la vida »
(« celui-là s’est suicidé: il aimait excessivement la vie »).
Nous admirons le bâtiment moderniste de couleur jaune et bleue. Tout s’enchevêtre
avec une élégance discrète. Les oiseaux chantonnent, comme pour acquiescer. « Una
persona deliciosa. » ajoute mon ami.
B. m’a rappelé ces lecteurs
qui choisissent les livres en fonction du visage de leurs auteurs.
Il a face à la laideur des
bouffées de haine que je ne m’explique pas. L’architecture est selon lui comme
la chirurgie esthétique, mais imposée à des milliers de personnes. Mais on peut
difficilement se dépêtre d’un bâtiment qui défigure un paysage, alors qu’un nez
boursouflé peut être transformé par un coup de bistouri. Ce qui est en soi
révoltant.
Je lui parle d’Ashgabat, et de
Tel Aviv. Si j’avais été dictateur, j’aurais choisi d’exercer ma profession en
Turkménistan, pour faire défiler mes armées dans ces amples avenues de marbre
immaculé ouvertes au grand jour. Mon palais aurait cette touche d’indolence
orientale dont les turkmènes raffolent.
Nous nous asseyons à la
terrasse d’un bar tenu par un couple d’homosexuels bosniaques, ce qui consolide
la tournure cosmopolite de notre promenade.
B. aime ma classification antropologique des classes d’individus. Il l’utilise à tout bout de champ. Il y en bien trois selon moi : les hommes de désir, les consommateurs et les fétichistes.
L’homme de désir est un homme
d’action, il agit par négation du réel et se projette incessamment. La virilité
est sa vertu. Il a besoin de scruter l’horizon, de chasser, de construire.
Le consommateur jouit et
jette. Il ne fait que cela. C’est l’écrasante majorité. Peu d’imagination est
ce qui le caractérise le mieux.
L’homme d’église par exemple fait partie de cette classe. Car le dévôt ensoutané consomme Dieu comme d’autres les yaourts allégés en sucre.
L’homme d’église par exemple fait partie de cette classe. Car le dévôt ensoutané consomme Dieu comme d’autres les yaourts allégés en sucre.
Le fétichiste, lui, ne s’intéresse
à la vie que pour en garder une trace, une histoire à se raconter. Il
collectionne les morceaux du réel et, s’il consomme son amour, c’est surtout « l’idée »
de l’amour qui fait partie du champs de ses obsessions. Sa femme peut
déguerpir, il se construira des songes consolateurs. Les fétichistes sont les
écrivains plus que les peintres. Il peut entrer une part de narcissisme dans
cette classe d’individus, mais la solitude ne leur est pas une charge. Il n’ont
pas besoin d’applaudissements pour survivre. Ils sont leur propre coopérative
auto-suffisante. Leur propre prison dorée... quoique parfois sordide.
A mon goût pour les
supermarchés et les bibliothèques publiques, je me sens proche del « hombre
de la multitud », mais je déplore tout de même que les autres espèces
soient en voie de disparition, alors il me plaît de penser que je navigue
parfois entre les deux autres, comme B.
Enfin, si je n’ai pas un petit
creux avant.
Etienne Milena ©
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