Roberto Arlt et Frygies Karinthy, par Franck Saola |
Juillet.
Chaleur suffocante. Dehors la rue est traversée par des jeunes femmes aux cuisses
luisantes comme des truites sorties de l'eau. En Espagne, les filles ont
compris que les shorts dessinaient mieux la rondeur des fesses et les plis
cachés que les mini-jupes depuis longtemps obsolètes. Le mini-short féminin est
une grande invention. Quelques marques de cellulite sous un soleil au zénith offrent
une imperfection bienfaisante. Qu'on ne s'y trompe pas pour autant. 2016 est un
grand cru. Les jambes des femmes se sont raffermies, et elles sont plus
mujeronas que muchachas. C'est la victoire du modèle scandinave transposé aux
terres ibériques. S'ajoutent à cela les croupes agitées de jolies touristes aux
cheveux blonds, qui s'avancent en groupes autour des cathédrales. Devant moi,
trois jeunes filles bronzent sur un pédalo, et les pères de familles s'arrêtent
pour feindre de contempler le fleuve, entre poussettes et épouses mal lunées.
Passons
toute la rhétorique de vigueur pour nous intéresser à nos dernières lectures.
Il est à
noter qu'après trente-cinq années de vie, j'aime de plus en plus la fiction. Peut-être
que je me rends compte que j'en vis une moi aussi. J'ai lu quantité de journaux
d'écrivains et de mémoires, c'est vrai. On considère généralement que les
romans sont des enfantillages, et l'on n'a peut-être pas tort. Mais la moindre
narration, même boîteuse, m'attire au plus haut point. Parfois, je trouve un
morceau de papier jeté sur un trottoir. Je le déplie et le lis pour voir quelle
histoire y est racontée. Une liste de course ou un pari sportif peut faire
l'affaire. Le matin, au saut du lit, à savoir à 10h si tout va bien, je lis les
ingrédients de ma boîte de cornflakes, même en arabe. La dernière fois, j'ai
trouvé devant mon portail une antisèche pour un examen de narratologie: ça ne
s'invente pas. Il était question de déictiques et de distribution des rôles.
Résumons. D'un
côté, Les sept fous de Roberto Artl, le maître de Cortazar à la gueule
cioranesque. De l'autre une oeuvre flamboyante, passablement connue, celle d'une
autre gueule, traversée par une bouche qui semble avoir dévoré le monde, celle
du hongrois Fryegies Karinthy, monument dans son propre pays: un Voyage
autour de mon crâne inégalable, quand l'oeuvre de Arlt, elle, est
inégale.
Roberto
Arlt (1900-1942) présente son Ars Poetica dans cette courte réflexion, lors de
son prologue au Lance-Flammes: "Si vous connaissiez les coulisses de la
littérature, vous vous rendriez compte que l'écrivain est un monsieur qui a
pour office l'écriture, comme d'autres ont celui de construire des maisons.
Rien de plus. Ce qui différencie le constructeur de maisons c'est que les
livres (syntaxe de l'auteur) ne sont pas si utiles que les maisons, et puis...
que le constructeur de maisons n'est pas si vaniteux que l'écrivain. On dit que
j'écris. C'est possible. Mais pour avoir du style il faut certaines commodités,
une rente, une vie résolue."
Les sept
fous, première partie du dyptique ponctué par le Lance-flammes, possède un
charme sans doute lié à son exagération. L'influence des Possédés de
Dostoievski est palpable dans la trame, hautement farfelue, et dans les tergiversations
des personnages, imprévisibles comme leur auteur. Les personnages de Arlt
veulent toujours s'échapper de la réalité: "Quelque chose d'extraordinaire
doit me passer" disait déjà Walder, l'anti-héros pourfendant l'amour
bourgois dans l'Amor Brujo. Les personnages des Sept fous sont quant à eux
issus des bas-fonds de Buenos Aires. Les mêmes bas-fonds recherchés par
Gombrowicz lors de son exil argentin une vingtaine d'années plus tard. Avec
Arlt, on est servi: c'est l'anti-Borgès, "cet auteur de rebus" selon
le polonais, qui frappe sans concessions, c'est l'homme à la phrase alambiquée,
mal fichue, mêlant les dialectes, du lufano aux italianismes surannés, mais jamais
avare d'une fulgurance. Le livre, a des traits mélodramatiques insupportables. Les
terroristes qu'il met en scène, qui constituent une sorte de gang des Barbares
et de maquereaux hérétiques, est lamentable. Mais il se dégage de cette oeuvre
une force peu commune.
Il n'est pas inintéressant d'apprendre que le propre père de Arlt, un souffleur de verre prussien marié à une italienne dépressive, promettait à son fils des râclées qu'il lui administrait au petit matin, sûr de fabriquer ainsi un noctambule de plus.
Inventeur,
Arlt chercha toute sa vie la possibilité d'une découverte qui le ferait devenir
riche. Erdosain, dans les sept fous, découvre une manière de colorer le poil des
chiens et de métaliser les fleurs pour les rendre indestructibles.
Arlt
mourut d'une crise cardiaque à 42 ans. Il fut connu dans son pays pour ses
Eaux-fortes, ses chroniques qu'il publiait dans un journal argentin à grands
tirages.
L'autre
livre dont je voulais parler est nettement plus optimiste que les sept fous. Il
relate l'intérieur vacillant d'un grand écrivain qui doit mourir d'une tumeur au
cerveau.
Oui, mais
voilà, l'écrivain est sauvé par un spécialiste suédois. On lui extirpe la
boulette et sa narration est une odyssée folle, excellement traduite par ses
petits enfants francophones, chez Denoël et d'ailleurs. Ce livre, offert par
une amie mangeuse de fleurs d'acacias, m'a captivé de bout en bout. Les phrases
tourbillonnent en mille images et mille inventions sur chaque page. Aucune
amertume à l'horizon. Juste la grâce d'être en vie, de regarder de nouveau les
fleurs pousser après ce grand chambardement.
On repense
au Voyage autour de mon crâne après l'avoir fermé. Ce qui est peut-être la
marque de la qualité.
Je suis
content de l'insérer dans un modeste hommage par le biais de ce blogue. Et de
le recommander aux lecteurs amateurs de livres éclairés.
Etienne
Milena
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