Le Ciné
Club que nous nous étions proposé de créer, mon ami Lucas et moi, n'a
pas fait long feu, une nouvelle fois. Il faut dire que ce joyeux drille est
plus cinéphile que moi. Me fait défaut la constance de la rétine que je ne sais
pas garder fixe durant trop longtemps sur un écran. Je préfère la lecture qui
n'engage qu'un geste ou deux, et qui permet de revenir en arrière par une
technologie de pointe surprenante, un rien sous-estimée, qui prévient les
contractions musculaires brachiales et l'ennui : la préhension latérale,
c'est-à-dire l'acte de tourner des pages à foison, qu'un singe ou un savant
sont capables d'entreprendre à leurs avantages. Un manuel devrait être fourni
dans chaque foyer, avec images à l'appui, qui expliquerait aux usagers qu'un bouquin
n'est pas seulement une brique décorative, mais une aventure à faire, une
lucarne à ouvrir. Qu'on ne se méprenne pas sur mes paroles ! Cette tendance
s'est généralisée dans tous les foyers, riches ou pauvres. Et parfois, je n'y
échappe pas moi-même ! Ce n'est pas là une conviction de binoclard se fendant
d'érudition et de supériorité sur les foules de pauvres hères des villes et des
campagnes ! Simple constat, que je déplore depuis ma tour de béton. Mais
revenons-en à l'affaire du Ciné Club... Car, c'était là mon propos
du jour. En ce cas là, je plaide coupable. Il est certain, si je me dois d'être
sincère, que je partage la responsabilité de cet échec avec Lucas. Que les
pauvres nigauds qui m'entourent n'y sont pour rien.
Nous
avions pourtant à disposition un superbe retroprojecteur avec réglage
trapézoïdal 4D, laissé par le père de Lucas, grand cinéphile s'il en est. Un
drap blanc accroché au mur nous avait jusque là servi d'écran : un gros
rectangle horizontal où les ombres venaient danser comme dans une salle d'art
et d'essai de la rue Cujas. Le projecteur était un Yaber 5000 dernier cri, avec
son oeil cyclopéen d'où jaillissait la lumière du septième art pour notre agrément.
Il est à noter que notre projet initial de survol des dernières décennies du
cinéma, devait commencer à la date de 1973. Ce fut la seule chose sur laquelle
Lucas et moi nous nous étions mis d'accord.
Pourquoi
commencer à cette date ? D'abord, les années 1970 m'ont dernièrement obsédé sur
le plan musical. Ma liste d'écoute s'est gonflée de noms méconnus, que
j'investis avec passion. De Takeshi Inomata ou de Sun Ra au funk turc de Gaslamp
Killer, de l'électronique psychédélique de Janko Nilovic à l'éthio-jazz de
Tèshome Meteku, les musiques de 70 ne peuvent être réduites à celles des bardes
américains aux voix éraillées qui partaient jadis sur la grand'route.
Entreprendre un tour du monde musical sans feindre l'ecléctisme vous fait
comprendre que l'Histoire et ses vacillations perverses ont laissé des pépites
à chaque coin de la planète. On aurait tort de se priver d'une telle
expédition.
1973,
sur le plan du cinéma, puisque c'est de cinoche dont il s'agirait de parler
aujourd'hui, c'est surtout la date d'Amarcord et de La nuit
américaine. Si mon ami penche vers Fellini, je m'incline quant à moi vers
Truffaut. D'ailleurs, on peut apprécier les deux. La nuit américaine me
fascine. Jean-Pierre Léaud y voit le chef-d'oeuvre de son mentor. Ah !
Jean-Pierre Léaud ! Il est pour Truffaut ce que Mastroianni était pour Fellini.
Un double, un fils à l'écran. Léaud est pourtant bien différent de Marcello. Il
est tout aussi indolent, mais son indolence est électrifiée, survoltée et
espiègle. Il n'a jamais cessé d'être le gamin des Quatre-cent coups.
Il faut revoir pour cela la première audition de ce bonhomme alors âgé de 14
ans, venu faire l'école buissonnière pour avoir son rôle, qui ne doit pas lui
échapper. C'est déjà l'Antoine Doinel du Domicile Conjugal ou
de Baisers volés. Truffaut arrête alors de faire du cinéma. Il fera
du cinéma-pour-Léaud. Il élevera un décor à la hauteur de son
garnement, s'engagera dans une chorégraphie constante où son acteur fétiche
pourra jouer en toute liberté. Léaud représente le gage d'un court-circuit
narratif qui ouvre les films de Truffaut, les revigore quand ils en ont besoin.
Il s'agit d'un feu follet qui fend les scènes, qui court à travers les
cimetières de l'art, d'un plateau à l'autre, comme dans La nuit
américaine. Il représente surtout la réminiscence d'une joie inoubliable.
Un génie du cinéma muet qui s'ouvre enfin aux mots. Pasolini, fasciné par la
gestuelle de l'acteur, n'aimait pas la voix de Léaud. Il entre pourtant
une spontanéité théâtrale dans cette voix juvénile, à la fois déclamatoire et
inquiète, même quand elle raconte une blague. Je ne crois pas que l'on ait
souvent parlé à propos de Truffaut de l'influence de Chaplin sur son oeuvre et
sur ses acteurs. Ces derniers sont issus d'un monde trop longtemps resté muet,
enfin liberé de sa torpeur. Car seul Chaplin savait mettre en scène toutes les merveilles que
recelait le silence inexpugnable.
Dans La
nuit américaine, le réalisateur Ferrand, interprété par Truffaut lui-même,
est le Dieu de ce monde. Ce n'est sans doute pas un hasard qu'il ne soit pas
muet, mais sourd d'une oreille. Dieu n'entend que ce qu'il veut entendre, sans
doute bien moins de la moitíé des requêtes auxquelles il ne se plie qu'avec
circonspection. Or, les acteurs principaux sur lesquels reposent son grand
récit lui réclament souvent toute son attention. Il se montre parfois très
compréhensif et bienveillant : avec Alphonse-Léaud, qu'il sait ne pas sermonner à
l'excès ("Au contraire de la vie privée, le cinéma ne connaît pas les
embouteillages", lui dit-il). C'est un Dieu chrétien, compatissant et peu
irascible. Il rassure ainsi Valentina Cortese, à qui il pardonne son alcoolisme
et ses pertes de mémoire. Mais Dieu-Ferrand, à moitié sourd, qui se
réveille au souvenir du gamin qu'il était, qui chapardait les photographies
de Citizen Kane à travers les grilles du cinéma de son quartier,
ce Dieu là n'a qu'une idée en tête. Parvenir à choyer sa mise en scène, ses
cadrages et rendre son travail dans les temps. Il manipule l'humanité, mais
celle-ci, par les électrons libres qui la composent, lui échappe constamment, à
l'image des protagonistes des Bijoux de la Castafiore et de
leurs communications cacophoniques. Les personnages de La nuit
américaine tentent ainsi de s'échapper du film : la maîtresse
d'Alphonse part avec un cascadeur américain au coeur du tournage. Après cette trahison, Alphonse lui-même tente la fugue. Il sera bientôt imité par Julie (l'envoûtante Jacqueline Bisset). Ces corps revenus à eux se heurtent alors aux obstacles du
réel et se refusent d'autant moins à céder au joug de leur Dieu sourd, incapable de prévenir leurs déceptions.
La
nuit américaine est un film magique, au sens où, tout en livrant les tours de passe-passe
d'une nuit recréée pour les besoins de l'art, les aléas de la neige
artificielle ou de toutes sortes d'illusions formelles propres au cinéma,
l'essentiel échappe pourtant aux sens. "Est-ce que tu penses que les
femmes sont magiques ?", demande Alphonse-Léaud à ses acolytes par un
gimmick qui s'ajoute à tous les autres. Question qui restera en suspens. C'est
l'effet de la grâce que j'appelle quant à moi la magie. Au sein même de l'échafaudage en train de se construire, les ouvriers chahutent, les automobiles passent en un ballet orchestré par la voix syncopée de Ferrand. Le film se termine au son de l'extraordinaire musique de Georges Delerue, sur les vues successives des travailleurs en action. Et cette grâce constitue chez
Truffaut, par delà ses hommes et ses femmes, fuyant ou obéissant à toutes ses
exigences, un pur moment d'inspiration.
Etienne Milena, Aveiro, 1er
septembre 2019
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