"Mais la confusion de l'intelligence et de la bêtise, de la vulgarité et de la beauté est, justement dans ces époques-là, si grande, si inextricable, qu'il paraît évidemment plus simple à beaucoup de gens de croire à un mystère au nom duquel ils proclament la dégénérescence progressive et fatale de quelque chose qui échappe à tout jugement exact et se révèle d'une solennelle imprécision. Il est parfaitement indifférent, au fond, que ce quelque chose soit "la race", "le végétarisme" ou "l'âme"; la seule chose qui importe, comme dans tout pessimisme bien compris, c'est d'avoir trouvé l'élément inéluctable sur quoi se reposer. Walter lui-même, bien qu'en des années meilleures il eût encore su en rire, comprit bien vite, dès qu'il en eut fait l'essai, quels avantages considérables il retirerait de ces doctrines. C'est lui jusqu'alors qui se montrait incapable de travailler et se jugeait mauvais, c'était l'époque, maintenant, qui se révélait incapable, et lui qui se retrouvait sain. Sa vie, qui n'avait abouti à rien, trouvait soudain une explication grandiose, une justification à la mesure des siècles, ainsi que l'exigeait sa dignité ; bien plus ; lorsqu'il lâchait la plume ou le crayon, qu'il venait de prendre en main, c'était maintenant comme un sublime sacrifice."
Robert Musil, "L'homme sans qualités"