Kongo, de Tom Tirabosco |
À l'aube de l'an
2000, mon professeur de philosophie me haissait. À sa décharge, je n'étais pas
un bon élève.
Le goût du dessin
et du basket-ball avaient eu raison de ses listes de concepts-clés. Et j'avais
repéré au bout de quelques semaines le caractère artificieux des photocopies de
M. Charmil.
Ce dernier
pompait allègrement l'Abrégé de Philosophie de Jacqueline Russ, dont il
changeait quelques phrases, qu'il nous marmittait en des dossiers présentés
comme étant de son fait. Le reste de la classe était un monologue où quantité
de lèches-culs prêts à occuper des postes dans un futur immédiat lui passaient
sa pommade idéologique, très idéaliste sur le fond. Je ne savais pas pourquoi
l'on m'avait mis dans cette classe, la meilleure du lycée. En
esprit écolo insufflé par une éducation libérale post-Freinet, je pris M.
Charmil à part, au bout de deux semaines, sans néanmoins faire le malin, lui
suggérant que nous pouvions nous éviter cette surabondance de papier en nous
coltinant tout simplement le bouquin de la Mère Jacqueline dans le texte. Il
reçut ma proposition comme une marque d'insolence et, comme disent les Espagnols, dans une expression délicieuse, il me la garda pour le reste de
l'année, évoquant un avenir déplorable pour des êtres de mon genre.
Nous fûmes donc
couverts de photocopies au kilogramme, où d'ailleurs, Schopenhauer et Nietzsche
étaient relegués au rang de pitres secondaires au profit de Sartre et de
Jankélévitch dont notre guide prétendait déchiffrer l'essence dans de rigoureuses revues.
J'en viens à ce
que je voulais dire.
M. Charmil, parmi
ses aversions, avait celle de la Bande-dessinée. Il me savait plutôt
respectueux du 9e art et mon insolence jacquelinienne avait gonflé cette
aversion en des proportions inégalées. S'il eût eu l'aval de l'administration
du lycée, nul doute qu'il n'eût pas hésité à me cracher à la gueule, au grand
dam de mes amis Pif et Hercule.
Je lui avais dit que la BD offrait certainement une bonne proportion de soupe, qu'elle
constituait un aliment pour des masses affamées de mièvreries, mais que nous pouvions faire le même
procès à un certain pan de la littérature contemporaine. Et que s'il fallait choisir une autofiction
sur des vacances ou des baises inédites, je jetais mon dévolu sur Pauline à la
plage ou les vacances de M. Hulot plutôt que sur certaines billevesées éditées pour un public peu exigeant.
Aujourd'hui, je
perçois la BD telle qu'elle est devenue au yeux de la majorité. Un art vif,
certes méprisé par ceux qui l'ignorent le plus (à ce titre on peut la comparer
au "hip-hop" et à ses pourfendeurs qui rejettent de cette façon une tradition allant de Rutebeuf à Céline), mais un art qui unit
tous les autres. Et chaque fois que j'ouvre un roman graphique de qualité, des
tableaux expressionistes du remarquable Sekulic aux aventures conradiennes de Kongo,
je pense aux tas de photocopies et aux sarcasmes de M. Charmil, qui, malgré ces soubresauts de ma mémoire, n'auront pas su resister à l'épreuve du temps.