Discours Nobel
(traduction:
Etienne Milena)
Le 7 Décembre 1996
Le Poète et le Monde
On
dit que la première phrase d’un discours est toujours la plus difficile. En
tout cas, à présent, celle-ci est derrière moi. Mais j’ai comme l’impression
que les phrases qui vont suivre – la troixième, la sixième, la dixième, et
ainsi de suite, jusqu’à la ligne finale – vont être toutes aussi difficiles,
puisque je suis supposée parler de poésie. A ce sujet, j’ai dit très peu de
choses, quasiment rien, en fait. Et même si j’avais dit quelque chose, j’ai
toujours suspecté en secret que je ne suis pas très bonne à cela. C’est
pourquoi ma conférence sera plutôt courte. Toute imperfection est plus facile à
tolérer quand elle est servie à petites doses.
Les
poètes contemporains sont sceptiques, voire suspicieux, particulièrement envers
eux-mêmes. Ils confient publiquement qu’ils sont poètes à contrecoeur, comme
s’ils en étaient un peu honteux. Mais en nos temps grinçants, il nous est bien
plus facile de reconnaître nos fautes, du moins si elles sont emballées d’une
façon attractive, que de reconnaître nos propres mérites, puisque ceux-ci sont
profondément cachés et que nous ne croyons pas en eux nous-mêmes… Quand ils
remplissent des questionnaires ou qu’ils discutent avec des étrangers,
c’est-à-dire, quand ils ne peuvent pas éviter de révéler leur profession, les
poètes préfèrent utiliser le terme général « écrivain » ou
replacer le mot « poète » en y ajoutant le nom de n’importe
quel métier qu’ils exercent en complément de leur travail d’écriture. Quand ils
se rendent compte qu’ils sont aux prises avec un poète, les bureaucrates et les
passagers de bus réagissent avec une touche d’incrédulité et d’effarement. Je
suppose que les philosophes doivent rencontrer des réactions similaires.
Pourtant, ces derniers se trouvent dans une meilleure posture, puisqu’ils
peuvent, s’ils le veulent ou non, embellir leur appelation en usant d’une sorte
de titre savant. Professeur de philosophie – cela sonne beaucoup
plus « respectable » à présent.
Mais
il n’y a pas de professeur de poésie. Cela voudrait dire, après tout, que la
poésie est une occupation qui requiert des études spécialisées, des examens
réguliers, des articles théoriques avec des bibliographies et des notes
rattachées en bas de page, et enfin, des diplômes conférés cérémonieusement. Et
cela voudrait dire, au fond, qu’il n’est pas suffisant de couvrir des pages
avec les poèmes les plus exquis pour devenir poète. L’élément crucial est une
fiche de papier tamponnée d’un cachet officiel. Souvenons-nous qu’une fois,
précisément pour les mêmes motifs, la fierté de la poésie russe, futur lauréat
du Nobel, fut condamné à un exil à l’intérieur de son pays. Il fut appelé le
« parasite », car il lui manquait le certificat officiel lui
octroyant le droit d’être poète…
Il
y a plusieurs années, j’ai eu l’honneur et le plaisir de rencontrer Brodsky en
personne. Et j’ai remarqué que, de tous les poètes que j’ai connus, il était le
seul qui se plaisait à se présenter comme poète. Il prononçait le mot sans la
moindre inhibition.
Bien
plus – il en parlait avec une liberté intraitable. Il me semble qu’il devait se
rappeler les humiliations brutales dont il avait fait l’expérience dans sa
jeunesse.
Dans
des pays plus heureux, où la dignité humaine n’est pas assaillie si facilement,
les poètes aspirent, bien sûr, à être publiés, lus, et compris, mais ils font
peu, quand ils font quelque chose, pour se hisser au-dessus du troupeau commun
et de la corvée du quotidien. Et, déjà il n’y a pas longtemps de cela, dans les
premières décennies de ce siècle, les poètes essayaient de nous choquer avec
leurs habits extravagants et leurs comportements excentriques. Mais tout ceci
obéïssait à une logique de l’étalage public. Il arrivait toujours un moment où
les poètes devaient fermer les portes derrière eux, enlever leurs capes, leur
friperies et autres paraphernales poétiques, et se confronter –
silencieusement, patiemment, dans l’attente de leurs propres mois – à la
feuille de papier encore blanche. Car c’est finalement cela qui compte
réellement.
Ce
n’est pas un hasard si les films biographiques sur les grands savants et les
artistes sont produits à la chaîne. Les réalisateurs les plus ambitieux
cherchent à reproduire le processus créatif menant à d’importantes découvertes
ou à l’émergence d’un chef-d’œuvre. Et l’un d’eux réussira toujours à dépeindre
avec brio certains types de travaux scientifiques. Des laboratoires, différents
instruments, une machinerie élaborée amenant de la vie : de telles scènes
pourraient retenir l’intérêt du public pour quelque temps. Et ces moments
d’incertitude – L’expérience conduite pour la millième fois avec quelques
minuscules modifications, va-t-elle mener au résultat escompté ? – peuvent
être très dramatiques.
Les
films relatant la vie des peintres peuvent être spectaculaires, dans leur
manière de recréer chaque étape de l’évolution d’une peinture célèbre, de la
première ligne au crayon au dernier coup de pinceau. La musique est l'élément
central d'un film relatant la vie des compositeurs : par un travail
mature, les premières notes de la mélodie qui raisonnent dans les oreilles du
musicien émergent finalement sous une forme symphonique. Bien entendu, tout
cela est assez naïf et n’explique pas l’étrange état d’esprit communément perçu
comme étant l’inspiration, mais au moins y a-t-il en ce cas quelque chose à
regarder et à écouter.
Quant
aux poètes, ce sont les pires. Leur travail est irrémédiablement non
photogénique. Quelqu’un s’assoit à une table ou s’étend sur un sofa, et,
immobile, fixe un mur ou un plafond. Une fois, de temps en temps, cette
personne écrit sept lignes seulement, pour barrer l’une d’entre elles quinze
minutes plus tard, puis une autre heure passe, durant laquelle rien ne se
produit… Qui aurait la capacité de regarder ces choses-là ?
J’ai
mentionné l’inspiration. Quand on leur demande de quoi il s’agit, et si en fait
cela existe, les poètes contemporains répondent d’une manière évasive. Ce n’est
pas qu’ils n’ont pas connu la grâce de cette impulsion intérieure. C’est
seulement parce qu’il est difficile d’expliquer quelque chose à quelqu’un
d’autre que vous, que vous ne comprenez pas vous-mêmes.
Quand
on me demande cela parfois, j’élude la question également. Mais ma réponse
est celle-ci : l’inspiration n’est pas le privilège exclusif des poètes et
des artistes en général. Il y a, il y a eu, et il y aura encore un certain
groupe de personnes que l’inspiration visite, un groupe constitué de tous ceux
qui ont consciencieusement choisi leurs appelations et leur métier avec amour
et imagination. Cela peut inclure des docteurs, des professeurs, des jardiniers
– et je pourrais faire une liste d’une centaine de professions. Leur travail
devient une continuelle aventure, cela aussi longtemps qu’ils continuent d’y
découvrir de nouveaux défis. Les difficultés et les revers ne répriment jamais
leur curiosité. Un grouillement de nouvelles questions jaillit de chaque
problème qu’ils résolvent. Quelle que soit sa définition, l’inspiration naît
d’un continuel : « Je ne sais pas. »
Il
n’existe pas beaucoup de cette sorte de personnes. La plupart des habitants de
la terre travaillent pour les éviter. Ils travaillent parce qu’il le doivent.
Ils n’ont pas choisi ce travail-là où ce travail-ci par passion ; les
circonstances de leurs existences ont choisi à leur place. Un travail
détestable, un travail ennuyeux, un travail apprécié seulement parce que les
autres n’obtiennent pas davantage, aussi ennuyeux et détestable que ce travail
puisse être – il s’agit là d’une des plus cruelles misères de l’homme. Et, de
la manière où vont les choses, il n’existe pas de signe annonçant que les
prochains siècles vont produire le moindre changement.
Aussi,
malgré le fait que je dénie aux poètes leur monopole de l’inspiration, je les
place néanmoins parmi un groupe chéri par la Fortune.
Sur
ce point, pourtant, certains doutes pourraient surgir dans mon public. Toutes
sortes de tortionnaires, de dictateurs, de fanatiques, de démagogues luttent
pour le pouvoir par le biais d’une petite quantité de slogans scandés de façon
bruyante, apprécient égalment leur travail, et eux aussi remplissent leurs
devoirs avec une ferveur inventive. Eh
bien, oui, mais ces personnes « savent ». Ils savent, et
qu’importe ce qu’ils savent, c’est suffisant pour eux une fois pour toutes. Ils
ne veulent rien inventer d’autre, puisque cela pourrait diminuer leur force
argumentative. Et le moindre savoir qui ne mène pas rapidement à de nouveaux
questionnements s’éteint de lui-même: il faillit à l'heure de maintenir la
température requise pour soutenir l’existence. Dans les cas les plus extêmes,
les cas bien connus de l’histoire ancienne et moderne, cela laisse entendre une
menace mortelle pour la société.
Les poètes, s’ils sont authentiques, doivent aussi
continuer de répéter « je ne sais pas ». Chaque poème
représente un effort pour répondre à cet énoncé, mais dès que le dernier point
typographique vient marquer la page, le poète commence à hésiter, à réaliser
que cette réponse particulière était un pur expédient absolument inadequat, à
rayer sur le champ. Alors les poètes continuent d’essayer, et tôt ou tard les
résultats consécutifs de leur auto-insatisfaction sont attachés à l’aide d’un
gigantesque trombone par les historiens de la littérature, et sont appelés
leurs « œuvres »
Je rêve parfois de situations qui ne pourront jamais
devenir réelles. J’imagine, avec audace, par exemple, que j’ai la chance de
discuter avec l’Ecclésiaste, l’auteur de cette émouvante lamentation sur la
vanité de toutes les actions humaines. Je m’inclinerais très profondément
devant lui, parce qu’il est, après tout, un des plus grands poètes, pour moi du
moins. Cela fait, je saisirais sa main. « Il n’y a rien de nouveau sous
le soleil » : c’est ce que tu as écrit, Ecclésiaste. Mais
toi-même est né nouveau sous le soleil. Et le poème que tu as créé est
également nouveau sous le soleil, puisque personne n’a écrit cela avant toi. Et
tous tes lecteurs sont aussi nouveaux sous le soleil, puisque ceux qui ont vécu
avant toi ne pourraient pas lire ton poème. Et ce cyprès sous lequel tu es
assis, n’a pas grandi depuis l’aube des temps. Il est venu à l’existence par le
même chemin qu’un autre cyprès, d’une façon similaire à toi, mais pas
exactement de la même façon. Et, Ecclésiaste, je voudrais également te demander
sur quelle nouvelle chose sous le soleil tu as prévu de travailler à
présent ? Dans tes travaux les plus anciens, tu parlais de joie – alors
pourquoi était-ce d’une façon si éphémère ? Peut-être que ta
nouveauté-sous-le-soleil traitera-t-elle de la joie ? As-tu déjà pris des
notes, as-tu fait des ébauches ? Je doute que tu répondras, « J’ai
tout écrit, je n’ai rien à ajouter ». « Il n’y a pas de poète dans
le monde qui puisse dire cela, encore moins un grand poète comme toi. »
Le monde – quelle que soit notre pensée, quand nous somme
terrifiés par son immensité et notre propre impuissance, quand nous sommes
ulcérés par son indifférence à la souffrance individuelle, celle des hommes,
des animaux, et peut-être celle des plantes, car pourquoi sommes-nous si sûrs
que les plantes n’éprouvent pas la douleur ? Quelle que soit notre pensée quant
à son étendue percée par les rayons des étoiles, encerclée par des planètes
qu’on a seulement commencées à découvrir, des planètes déjà mortes ?
Toujours mortes ? Nous ne savons pas. Quelle que soit notre pensée devant
le théatre sans mesure dans lequel nous avons réservé nos tickets, des tickets
dont la durée de vie est risiblement courte, écartée entre deux dates
arbitraires ; quelle que soit notre pensée devant ce monde – cela est
étonnant.
Mais « étonnant » est une épithète qui
recèle un piège logique. Nous sommes étonnés, après tout, par des choses qui
proviennent d’une norme universellement connue et reconnue, d’une évidence à
laquelle nous nous sommes accoutumée depuis l’enfance. Or, un tel monde évident
n’existe pas. Notre étonnement existe pour lui-même et n’est pas basé sur la
moindre comparaison avec quelque chose d’autre.
Prenons cet exemple : dans le langage quotidien, par
lequel nous n’arrêtons pas de considérer chaque mot, nous avons tous des
phrases comme : « le monde ordinaire », « la vie
ordinaire », « le cours ordinaire des évènements »…
Mais dans le langage de la poésie, chaque mot est pesé, rien n’est usuel ou
normal. Pas une seule pierre ni un seul nuage n’est à placer au-dessus d’eux-mêmes.
Pas un seul jour ni une seule nuit ne viennent après ceux-là. Et surtout, nulle
existence, nulle existence de qui que ce soit dans le monde.
Il semble que les travaux des poètes sauront toujours
éclipsés par cela.