samedi 21 septembre 2019

Liberty





   Cronenberg ! Il fallait bien que cet illustre Canadien revienne à la surface... Notre cercle du Ciné-Club s'est élargi à quatre personnes de qualité. Deux Hollandaises ont décidé de se joindre en effet à nous. Nous avions la possibilité de recevoir la visite de F., poète argentin, plutôt sympathique au demeurant, mais sous la pression de Lucas, qui vivait jusque là son célibat d'une façon stoïque, nous avons finalement opté pour ces bataves flavescentes comme visiteuses du soir. Sage décision : F., si empli de lui-même, nous aurait infligé une de ses lectures à voix haute de ses propres écrits, récital généralement aussi long qu'une journée sans pain, et nous aurions eu de la peine à le faire taire, même en le gavant de pinchos bourratifs et de tinto de verano. "Épargne-moi cela, je t'en prie !", m'avait supplié Lucas, oubliant de garder toute sa contenance.

   Pourtant, la suite donna raison à mon ami. D'abord, ces étudiantes un rien hyppies avaient confectionné une délicieuse tourte aux champignons pour l'occasion. Heureusement, ces produits de la terre, à laquelle nous avons ajouté une julienne de légumes et quelques pousses de mâche, n'étaient en rien hallucinogènes : nous avons pu apprécier cette séance à sa juste valeur, en toute conscience. J'ai dit "hyppies" pour qualifier les deux Hollandaises, mais les deux filles présentaient des tenues contrastées : l'une, plutôt hommasse, les cheveux courts sur le front, le nez piercé, riait beaucoup ; l'autre, voluptueuse à souhait, un beau visage avec des yeux de biche, de petits pieds dans des sandales légères, une robe cintrée, se montrait plus calme. Ces deux personnalités se complétaient parfaitement. La jolie, par intermittences, s'immiscait avec douceur dans les silences de l'autre. L'avantage avec les étudiantes de branche néerlando-germanique, est leur force d'intelligence et leur capacité à l'écoute, en même temps qu'une volonté de s'extraire de leur confort coutumier, pour explorer d'autres contrées, oublier leur patrie, embrasser d'autres territoires. Rien de pire au monde qu'un voyageur qui nous rabâche les oreilles avec sa foutue terre de naissance. La vraie terre où l'on naît ne serait-elle pas celle de la route que l'on a dessinée chaque jour par la seule force de ses désirs, et de la poussière que l'on laisse incessamment derrière soi ?

   Les filles bien installées, la tourte bien entamée, la mâche bien remâchée, nous avons mis en marche le projecteur. Cronenberg donc, fut notre guide d'un soir. Le film choisi par nos soins à tous, Maps to the stars, démarre au quart de tour. Robert Pattinson, au lieu de prendre les traits d'un magnat, vautré à l'arrière d'une limousine, comme dans Cosmopolis, se trouve prolétarisé, propulsé au volant d'une belle caisse, sur une avenue californienne. Sur le siège arrière, la polaco australienne Mia Wasikowska converse avec lui d'Hollywood et des rêves brassés par l'industrie locale. La fille trouve ensuite une place de gouvernante dans la demeure de Julienne Moore (Havana Segrand), une actrice perchée qui suit le traitement d'un psychiatre auteur de best-sellers. Le fils du psychiatre, Benjy, est un enfant star de 13 ans. On apprend que Mia est la soeur du garçon dans le film. Incendiaire, assassine dans son enfance, elle a été répudiée par sa famille, enfermée dans une institution en Floride. La pauvre fille, malgré les menaces de son père, revient en Californie.

   On aura compris, ce film est une sorte de Mulholland Drive cauchemardesque en même temps qu'un jeu de massacre visant Hollywood. Les sujets chers au Canadien, tels que les traumatismes, les organes et leurs sécrétions diverses, les différentes réalités créées par les boîtes encéphaliques de chacun, sont d'ailleurs tous au rendez-vous. Je regarde sur ma gauche. Les Hollandaises semblent aux anges. La plus jolie s'esclaffe même à la vue du brasier de l'avant-dernière scène, où la mère s'immole sur les bords d'une piscine. Il faut dire que les deux sont parfaitement anglophones. Lucas lui, doit courir derrière les sous-titres galopants, ce qui le fait grimacer. Il ne semble rien comprendre à ces histoires de brasiers. Mais il ne dit rien, feint de saisir les dialogues, pour ne pas se sentir humilié devant ces jouvencelles. La fin du film me rappelle un peu celle de Cold war, même si en ce cas, s'ajoute un élément incestueux à toute cette névrose mal calfeutrée. Dans leur ultime noce barbare, les mioches imitent en effet leurs parents, eux-mêmes frère et soeur. Le poème d'Éluard "Liberté j'écris ton nom" scandé par la fratrie, est particulièrement bien placé, lors de cette célébration morbide. Parce que Cronenberg la vénère, sa liberté, quitte à sacrifier son propre bon sens, et c'est tant mieux ! La version anglaise du poème est peut-être plus forte que la Française. Je reproduis ici les deux dernières strophes d'Éluard :
                                             

On abstraction whitout desire
On naked solitude
On the march of death
I write your name

And for the want of a word
I renew my life
For I was born to know you
To name you

Liberty

Paul Éluard

                                        Etienne Milena, Frades, le 21 septembre 2019

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