dimanche 19 février 2017

Praga Magica



Photo personnelle



Le livre que j'ai depuis quelques semaines entre les mains, que je lis à petites doses comme on déguste un bon vin, s'appelle Praga Magica. Il s'agit d'une déambulation onirique dans les rues de la cité vlatvienne, par un Des Esseintes revigoré, amoureux éperdu de ce lieu de bric et de broc où il prétend avoir vécu des vies antérieures. Praga Magica n'est en rien un Lonely Planet aux remous littéraires, ni une collection de clichés frelâtés pour voyageurs intrépides, mais une aventure de l'esprit chargé de recréer une ville, du cimetière de Josefov à ses gargottes sordides, en passant par son Château hanté par les fantômes de l'histoire et ses arpenteurs, par des brigands et nécromanciens de la cour de Rodolphe II et autres charlatans. L'auteur ne se contente pas de rendre visible l'invisible (je ne me réfère pas ici à Paul Klee et sa visibilité de l'art mais aux cités d'Italo Calvino, ami intime de l'auteur de Praga Magica).

Il écrit une oeuvre qui s'abreuve d'un elixir de longue vie, qui tourne à l'envers du temps réel, comme dans Alcools d'Apollinaire:

« Les aiguilles de l’horloge du quartier juif (qui) vont à rebours
Et tu recules aussi dans la vie lentement... » 

Ripellino, cet auteur méconnu, perce le silence de sa mémoire à l'aide d'un style barroque généreux comme la façade d'un édifice de Mala Strana. Ce dandy rêveur en proie à l'insomnie vient farfouiller dans des vieux cartons pour notre plaisir, commentant chacune de ses redécouvertes. Car c'est son cabinet de curiosités personnelles qu'il fait ainsi visiter aux lecteurs en faisant la liste de celui de Rodolphe II, empereur neurasthénique et débauché. C'est sa propre collection de forfaits qu'il énonce sans honte, conscient que l'obscurité des taudis et de ses golems monstrueux donnera à chacun l'opportunité de frissonner, fasciné.

Praga Magica est une façon de voyager et de s'entendre enfin sur ce qu'est la grande littérature. On reprend ce livre où on l'avait posé, et un curieux entomologiste nous parle :

"Mais revenons aux Capek. La futilité et les divagations amoureuses des galants papillons, l'avarice des scarabées qui amassent en boule des immondices, la goinfrerie, l'égoïsme cruel des grillons, des mantes, des ichneumons qui se dévorent les uns les autres, l'impitoyable taylorisme de la fourmilière-usine et la guerre cruelle entre deux factions de fourmis, chacune conduite par un dictateur qui se considère comme l'élu: ce grouillement brueghélien de "proverbes flamands", ces illustrations pour un Buffon devenu moraliste constituent une sorte de stimulant pour le commentaire de notre "Tulák", lequel, posté dans un angle de la scène, autrement dit en marge, observe et juge en dévidant une suite de sentences flegmatiques, incapable qu'il est, en bonne créature pragoise, de changer quoique ce soit à cette misérable empoignade, d'autant plus monstrueuse que les bestioles sont minuscules."

Dans l'énumération érudite qui éclate à certaines pages, on ne décèle aucune propension fumarolienne (cf. à ce titre la terrible préface de À Rebours) à l'étalage de marchandises avariées, mais un goût pour la Kunstkammer cité plus haut, qui laisse une impression de vertige et donne envie de se perdre dans les méandres d'une ville réinventée.

Etienne Milena, le 19 février 2017


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire