jeudi 3 novembre 2016

Les rencontres des jours



Ngugi Wa Thiong'o


Il est très difficile de dire ce qui fait la qualité d'un livre. Pour ma part, j'y associe une sensation de force magnétique qui exprime une nécessité intérieure. Parfois, la maîtrise totale sert de rempart à cette force toujours contenue. Le livre est alors un pur produit de rhétorique, de silhouettes stagnantes. La semaine dernière, j'ai ouvert un ouvrage de Renaud Camus dont le titre comportait le mot "larmes": l'auteur a beau maîtriser sa langue, l'onde de choc ne se produit jamais. Cela sent la commande, jusque dans les épigraphes, qui auraient pu être placés dans un tout autre ordre, sans que la cohérence (ou l'incohérence snobinarde) du propos n'en fût affectée. J'ai alors éprouvé la sensation de me trouver devant les châssis détruits d'Angela de la Cruz, cet art conceptuel froid et vide de sens où seuls les petits fours du vernissage le précédant ont encore un peu de consistance à offrir.

Depuis une semaine, je me plonge dans l'oeuvre de Ngugi Wa Thiong'o. Happé. C. ma conjointe, me demande parfois de le lire à haute voix, émerveillée par cet enchevêtrement de contes tristes ou d'une ironie mordante. C'est la force de la nécessité qui dicte cette prose, celle d'un auteur proscrit, exilé et condamné dans son Kenya natal, qui a emprunté la langue des colons (anglais) pour la décoloniser, la kikuyiser (sa langue est le kĩkũyũ , parlée par cinq millions de personnes et dont use Wa Thiong'o dans quelques livres). 

Une oeuvre d'imagination peut donner lieu à de vulgaires scenarii de films. Un mauvais livre est avant tout transférable à l'écran. Mais quand elle est si maîtrisée, si nécessaire, l'oeuvre d'imagination nous fait entrer dans une réalité plus profonde, hors du temps et de la contingence. C'est le cas de Wizzard of the Crow, chef-d'oeuvre de 700 pages pas encore traduites au français qui traite du Royaume fictif de Aburiria, de son monarque mégalomane et de sa population ensorcellée.

Je pense à Wa Thiong'o, puis j'ouvre un volume du Journal de Roy, comme à mon habitude ces dernières semaines. Voici ce que je lis:

"Les racines de la poésie
Le Haut-Bout, juillet 1993

La poésie, pour beaucoup, est un luxe gratuit, un ornement inutile du langage. Ce n'est pas l'avis des savants qui se sont mis à l'écoute des enfants en attente de naître. Boris Cyrulnik, par exemple, utilise l'échographie, le magnétophone et le contrôle par vidéo pour observer avant la naissance les relations de l'enfant avec le langage, et notamment avec le langage "réglé" de ce qui est une sorte d'"anté-poésie". "Le bébé accélère son coeur lorsque sa mère chante une comptine, constate Cyrulnik. Quand la mère parle, le bébé cligne des paupières, change de posture et se met à sucer son pouce ou son cordon ombilical (...) Il répond à l''intonation de la voix, à l'accent tonique, à la prosodie, au contour musical de la phrase." Les analyses ultra-utérines de B. Cyrulnik sont prolongées après la naissance par celles de Jean Molino. Molino montre comment les vocalisations spontanées du petit enfant, chantées et rythmées, sont l'ébauche des figures poétiques - assonances, rimes, allitérations, schémas répétitifs. "Ces variations, écrit Jean Molino, constituent une part importante de la poésie sous ses formes les plus frustes."

Que la poésie ne se limite pas à ces jeux verbaux, à ces acrobaties de langage, Jean Molino le rappelle en soulignant la constante, dans les civilisations les plus diverses, d'un sentiment propre à certaines formes de la poésie, d'un ravissement émotif irréductible - enthousiasme platonicien, aware des japonais, yelema des Kaluli de Nouvelle Guinee, amarg des Chlenho. Au passage, Molino exécute avec une ironie salubre les Trissotins de l'intertextualité, qui nient que la poésie ait le moindre rapport avec la vie, les êtres, les choses. Un pion nommé Raffaterre pourfend ainsi ce qu'il appelle "l'illusion référentielle". "La référentialité effective, écrit notre charabieur, n'est jamais pertinente à la signifiante poétique (...) Le texte est autosuffisant. S'il y a référence externe ce n'est pas au réel, loin de là. Il n'y a de référence externe qu'à d'autres textes."
Pour ces pitres du commentaire vain, croire que les écrivains se nourrissent de la vie, de l'Histoire du réel, est simplement une "illusion référentielle". "Le point d'aboutissement de la critique, écrit Jean Molino, est alors le refus définitif de l'existence." Mais déjà, dans le ventre de sa mère, le futur petit d'homme qui prend plaisir au rythme et à la musique des mots sait que ce n'est pas vrai. Si on lui disait que la voix de sa mère n'est qu'une "illusion référentielle", il ne le croirait pas. Et il aurait raison."

(Claude Roy, Les rencontres de jours, 1992-1993, p. 298)

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